À 13 h 15, Helena Baxter, présidente par intérim, déclara ouverte la réunion des Femmes baptistes de Haute Montagne. Ce n’était guère orthodoxe, mais Faye Wilcox, qui aurait dû se charger de cette formalité, accusait un retard excessif… surtout en ce jour des discours.
Liza Burack se permit un petit sourire qui subsista durant la lecture du compte rendu et le report des travaux inachevés.
La salle paroissiale était bondée, encore que cela n’avait rien d’inhabituel pour un jour des discours. On avait donné à Liza une chaise sur l’estrade derrière le podium, si bien qu’elle voyait les visages des vingt-cinq ou trente femmes présentes… un nombre peu surprenant, songea-t-elle, et qui prend uniquement de l’importance si on met des noms sur ces visages. Haute Montagne était (elle avait entendu Creath utiliser la phrase) un Village Tout Simple, administré par des Personnes Toutes Simples. L’Église baptiste était, elle aussi, une Église Toute Simple, et amicale avec les méthodistes comme avec les épiscopaliens, même si on considérait en général les baptistes un peu plus… eh bien, Simples.
Une petite élite d’hommes d’affaires contrôlait le village, un conseil municipal qui constituait aussi, en grande partie, le comité exécutif des rotariens : Jacob Bingham, le propriétaire de la quincaillerie, Bob Clawson, le proviseur du lycée, le policier Tim Norbloom et une poignée de notaires. Une clique quasiment interdite à Liza et à Creath, surtout depuis les difficultés de la fabrique de glace. Et le caractère grincheux de Creath n’avait rien arrangé. Mais Creath était de retour sur la bonne voie (bien que d’humeur maussade, bizarrement) : elle envisageait qu’il devienne diacre, ce qui élargirait son réseau de relations.
Et il y avait les Femmes baptistes, cette importante congrégation d’épouses : celle de Phil McDonnel, celle de Bob Clawson, celle de Tim Norbloom, toutes les épouses qui comptaient, en fait, et sur lesquelles méthodistes ou épiscopaliens n’avaient pas mis la main, toutes présentes ce jour-là, toutes levant la tête vers le podium. Cela sera difficile, se dit Liza, mais il y a ici un important nœud de pouvoir ; si Creath et moi voulons retrouver la respectabilité, il faut commencer ici.
Faye Wilcox arriva enfin, vers le terme de la réunion ordinaire : la tête courbée, elle déplia une chaise au fond de la salle. Helena Baxter proposa de lui céder le podium, mais Faye répondit non de la tête. Pauvre Faye. Elle a oublié de mettre une ceinture, remarqua Liza : sa robe tombait comme une tente de sultan de son opulente poitrine.
La réunion ordinaire s’acheva. Helena Baxter, quelque peu dépitée – c’était une partisane de Faye Wilcox –, annonça les discours des postulantes. L’assemblée applaudit. Présidente sortante, Faye Wilcox devait parler en premier.
Elle se traîna jusqu’au podium avec une lassitude manifeste, suscitant des murmures de consternation. Liza elle-même ressentit un accès de compassion… Dieu du ciel, c’est à ça que j’ai dû ressembler, pendant ces longues années où les bêtises de mon mari ont sapé l’essentiel de ma force et de mon attention. Diminuée. Eh bien, pensa-t-elle, la compassion, d’accord. Mais ce n’était que le rétablissement de l’ordre naturel des choses. C’était Faye, après tout, l’usurpatrice. Elle n’avait que ce qu’elle méritait.
Faye Wilcox fit un discours bref et mécanique. Elle le lut sur des feuilles de papier filigrané Hammermill Bond tapées à la machine : « La femme, compagne des temps de trouble. » Il appelait à un retour aux vertus traditionnelles. C’était un bourbier de piété sans vécu ni enthousiasme, d’après Liza, et quand Faye redescendit de l’estrade, elle reçut des applaudissements épars et contenus.
Helena Baxter, les sourcils désormais froncés, passa la parole à Liza.
Celle-ci prit les fiches-recettes sur lesquelles elle avait noté les points principaux de son discours et s’empara du podium. Elle entendit la pluie frapper les hautes fenêtres à meneaux, sentit l’odeur surannée des livres de cantiques reliés en cuir entreposés dans la pièce voisine. Comme cela faisait longtemps depuis la dernière fois ! Cette pensée l’effraya un peu. Elle avait choisi un thème austère : « Haute Montagne doit s’éveiller de son long sommeil. »
Elle s’éclaircit la gorge.
« Des moments difficiles approchent », proféra-t-elle.
Elle laissa les mots flotter un instant dans l’air poussiéreux de l’église. « Cela ne souffre aucun doute. Chaque femme de Haute Montagne ne peut manquer d’en avoir conscience. Un coup d’œil aux journaux suffit. Misère. Meurtres. Rébellion. Immoralité d’une nature indescriptible. Et nous n’en sommes pas protégés. Nous ne devons pas croire l’être. Mais la question est : que pouvons-nous faire en tant que femmes ? »
Elle fut surprise de la facilité qu’elle éprouvait. Elle ne regarda pas ses cartes. Les paroles lui venaient d’elles-mêmes. Tout cela avait été refoulé en elle, réprimé dans une bienséance déplacée : elle n’avait trop longtemps songé qu’à balayer devant sa porte. Elle faisait maintenant librement allusion au passé : « J’ai vu les effets d’une moralité relâchée, comme beaucoup d’entre vous le savent, sur l’enfant de ma propre sœur, le sang de mon sang », en le reconnaissant et en l’écartant (Travis est parti) ; « et j’ai vu aussi la puissance de la renaissance spirituelle », en pensant à Creath devant l’autel, Creath de retour dans le giron de l’Église. Elle fit de même allusion, délicatement, à Nancy Wilcox : « nos propres fils, nos propres filles », l’accent à peine davantage qu’une caresse, « ne sont pas immunisés contre l’esprit du temps », et cela suffit, oui, des têtes hochèrent, Faye restant pâle et le regard fixe au fond de la salle.
Tout cela était vraiment très simple, en réalité.
Elle termina par sa dernière et plus audacieuse proposition : que les Femmes baptistes de Haute Montagne adressent au conseil municipal une pétition exigeant un couvre-feu dès le coucher du soleil, « pour la protection de nos jeunes gens ». Cela se passa bien. Elle vit Mary Lee Baxter et Beth McDonnel conférer en hochant la tête. Faye Wilcox, constata-t-elle, s’était encore davantage mise dans l’embarras en s’éclipsant de la réunion.
Elle se rassit derrière le podium et, si étonnant que cela puisse paraître, les applaudissements se prolongèrent longuement. Liza remercia d’un sourire.
Helena Baxter vint la trouver après la réunion. « Je dois dire, Liza, que j’ai trouvé ton discours très dynamique. Il a impressionné tout le monde, je crois.
— Merci.
— Je voulais que tu saches : pour le vote, tu as mon soutien.
— Vraiment ? Mais je pensais… tu étais si proche de Faye…
— Sauf que les temps changent, pas vrai ? Tu l’as dit toi-même. En ces périodes difficiles, il faut prendre des mesures difficiles. Je n’avais jamais eu à ce point le sentiment que nous pouvions… eh bien, influencer les choses. »
Pas impossible, pensa Liza. Pas impossible. Et une pensée aussi étrange que dérangeante se forma dans son esprit.
Elles me croient parce qu’elles ont peur.
La peur était devenue l’alliée de Liza.
Anna était très malade.
Nancy était revenue sur ses pas, le long des rails, pour s’assurer que personne ne la suivait. La pluie traversait les négondos et l’enveloppait tandis qu’elle traversait tant bien que mal les champs boueux jusqu’à la cabane de l’aiguilleur. Comme elle a l’air pitoyable et médiocre, se dit-elle, ainsi recroquevillée sous la pluie comme un animal froid et mouillé.
À l’intérieur, le sol de terre battue était sombre et humide. Une odeur de moisissure et de bois pourri emplissait l’atmosphère. Anna gisait recroquevillée sur une couverture.