« Le passage entre les deux est plus facile pour nous », avait dit Anna, les yeux écarquillés, sans que son corps émacié ne bouge d’un pouce, « même si cela peut aussi fonctionner en sens inverse. De tout temps, l’homme a cherché l’illumination, la communication avec les esprits. Les Grecs à Éleusis, les Amérindiens dans la nature sauvage, les stylites sur leurs colonnes. Tous veulent la même chose. Voir, ne serait-ce qu’un instant. Entrapercevoir le Monde Précieux. » Et Nancy, en l’écoutant, avait ressenti une curieuse impression de reconnaissance, intuitive, comme si elle-même avait déjà vu cet endroit aussi, comme s’il lui avait été octroyé dans un rêve oublié depuis longtemps. De brillants antipodes. Elle le vit dans l’obscurité. Un paysage de formes parfaites.
« Faërie », dit-elle, le souffle coupé. « Le pays sous la colline.
— D’une certaine manière. Mais c’est aussi un endroit réel. Substantiel. Avec des lois naturelles différentes, je pense, mais qui s’appliquent de manière aussi implacable qu’ici. Un endroit, pas un monde d’abstractions. » Elle soupira, produisant un bruit parcheminé. « Lorsque nous traversons… car nous avons notre propre recherche de l’illumination, de la communication avec les esprits… on nous a donné d’autres noms. Démons, succubes, métamorphes…
— Mais tu n’es rien de tout ça.
— Ça dépend, répondit Anna avec un sourire de sphinx, à qui tu poses la question. »
Nancy s’efforça de donner corps à ses pensées. « Mais je veux dire… malgré tout, on ne dirait pas que… enfin, tu connais l’histoire, tu parles anglais et tu as un nom… »
Tout cela, lui apprit Anna, participait d’une sorte de camouflage. En entrant dans ce monde, elle avait revêtu une humanité comme on enfile des vêtements… mais une véritable humanité, chair, sang, psyché, impliquant un changement physique. Creath Burack l’avait trouvée sous sa nouvelle forme physique neuve de seulement quelques jours, perdue, mais avec un corps humain fonctionnel et un stock de connaissances humaines. « Toutes les voix grouillantes de l’humanité sont ici pour fouiller et emprunter…
— Tu lis dans les esprits ?
— En quelque sorte. Les esprits sous les esprits. Je ne peux pas lire tes pensées, si c’est ce que tu veux dire.
— Tu as inventé Anna Blaise.
— D’une certaine manière, je l’ai créée à partir de pièces détachées. Mais je suis Anna Blaise. Anna Blaise est une version de moi-même.
— Il y a eu Creath. Et Grant Bevis. Et Travis Fisher.
— Comprends », dit Anna. Elle toucha le front de Nancy, qui ressentit une fois encore ce frisson d’étrangeté. « Là-dedans, toi, toi tout entière, tu es beaucoup de choses à la fois. Homme et femme. Adulte et enfant. Paradoxes sur paradoxes. Au contraire de nous, qui sommes construits de manière plus simple. Considère Anna Blaise comme le pôle d’un aimant. Pense à l’effet d’un aimant sur de la limaille de fer… sans la moindre intention volontaire.
— Les aimants ont deux pôles, fit remarquer Nancy.
— Tu es très maligne », dit Anna.
Nancy prit une cigarette et en donna une à Travis, la dernière d’un paquet de Wings chèrement payé. Elle l’alluma en tremblant. L’humidité de l’air faillit étouffer la flamme. Elle s’autorisa à regarder Travis tandis qu’il inhalait à pleins poumons, retenait un instant la fumée et la relâchait comme de la vapeur dans le froid. Son visage restait impénétrable.
« Perdue, reprit-il. Tu dis qu’elle est perdue ? »
Et Nancy ressentit une bouffée d’espoir.
Deux d’entre eux avaient effectué le voyage ensemble.
D’après Anna, ce voyage n’en était pas un aux sens que Nancy reconnaîtrait, mais si elle le désirait, elle pouvait se l’imaginer de cette manière, comme un voyage transocéanique, par exemple. Il y avait eu une tempête, et ils s’étaient retrouvés naufragés. Perdus et séparés dans un pays immense et très différent. Ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre : séparés, ils étaient désarmés, coincés dans leurs déguisements, davantage humains que non humains. Seule, elle ne pouvait même pas essayer de repartir. Ils pourraient y arriver ensemble… sauf qu’ils s’étaient perdus l’un l’autre. Ils étaient des naufragés.
Anna avait eu besoin d’un endroit où se cacher. La féminité essentielle de son personnage l’y aida : Creath l’avait cloîtrée dans la pension de famille comme un trésor enfoui. Cela n’avait pas été agréable, mais nécessaire, l’environnement dans lequel elle se retrouvait, avec ses saisons et ses habitants, étant furieusement hostile. Et, en la touchant, Nancy se surprit à l’imaginer : Anna-faite-humaine perdue et désorientée dans l’obscurité de la plaine, Creath Burack lui drapant une couverture sur les épaules, la tirant dans la voiture, dans les miasmes brûlants de sa masculinité, la puanteur de ses cigares ; Liza Burack la fixant avec une désapprobation qui évoluerait en une espèce de haine glaciale et impuissante. Avec, au milieu de tout cela, sa terrible solitude.
« Mais cet Autre, demanda Nancy, il te cherche ? »
Elle hocha la tête.
« … depuis que tu as emménagé chez les Burack ?
— Oui.
— Il est comme toi ? »
Elle se renfrogna un instant. « Non.
— Un homme.
— Dans son avatar humain, oui. Écoute, Nancy : pour nous, homme et femme ont une tout autre signification. Séparés, nous sommes presque deux espèces différentes. L’Os n’est pas comme moi.
— C’est son nom ? L’Os ?
— Le nom qu’on lui a donné. Son déguisement est plus pauvre, sa nature plus simple. Il me cherche, oui, mais nous venons juste de prendre contact. C’est plus facile, précisa-t-elle d’une voix éteinte, quand le besoin devient plus intense. »
Un clochard, attiré par la fumée de cigarette, dévisagea Nancy et Travis. Elle avait pris l’habitude d’emporter le couteau en os de baleine, duquel elle approcha la main. Le clochard au visage indéchiffrable, avec ses yeux aux paupières lourdes et son absence d’expression, gardait les poings au fond des poches.
« Viens », dit Travis.
La pluie avait diminué, même si les épais nuages gris continuaient à se mêler au-dessus de leurs têtes. La plaine était voilée et sentait l’humidité, l’horizon restait caché. Ils allèrent plus loin le long des rails, la démarche traînante de Travis soulevant le gravier entre les traverses. Elle se demanda ce qui se passait dans sa tête. S’il l’avait crue… mais il le faut, se dit-elle : ce n’est pas plus extravagant que sa propre intuition ; après tout, c’est lui qui a soutenu qu’Anna n’était pas humaine. « L’Os, lança-t-il tout à coup, qu’est-ce que c’est que ce nom de merde ?
— Il n’est pas comme elle.
— Elle a besoin de lui ?
— Elle est malade.
— Malade comment ?
— Malade de leur séparation. Il n’avait jamais été question qu’elle dure aussi longtemps. Leur temps touche à sa fin, et ça la blesse. »
Nous ne pouvons pas continuer ainsi, avait-elle dit : nous ne pouvons pas continuer notre humanité. Ni continuer à exister si nous la perdons. Il faut que les changements se produisent…
« Ce… L’Os, il est malade aussi ?
— Oui, mais pas de la même manière. Le besoin est intense pour tous les deux. L’Os est différent : il ne parle pas beaucoup, il a du mal avec les idées, il ne sait peut-être même pas ce qu’il est ni d’où il vient. Il sait juste qu’il essaye de la retrouver. Comme un animal qui suit son instinct. Il est grand, très fort, mais il ne lui reste plus beaucoup de temps non plus. Sauf qu’il sait où la trouver, dans quelle direction aller : elle pense qu’il va arriver. Bientôt.