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— Dieu du ciel. » Il secoua la tête. « Nancy…

— Tu en as vu une partie, pas vrai ? Tu as vu son Changement.

— Je ne veux plus jamais voir ça. »

L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil baissait.

Nancy avait froid, faim, sommeil. Ses chaussures plates étaient toutes éraflées et des bardanes s’accrochaient à son manteau de tissu.

« Je n’ai pas confiance en elle », confia Travis, immobile, en regardant Haute Montagne dans la plaine, avec les tours des silos tranchant sur le ciel. Comme cela a l’air petit, vu d’ici, se dit Nancy. « Elle pourrait être n’importe quoi, continua-t-il, tu y as déjà pensé ? On ne sait ni ce qu’elle est, ni ce que ce L’Os est. Seulement ce qu’elle nous raconte. Et il lui est déjà arrivé de mentir.

— Je la crois, affirma Nancy.

— Elle nous a peut-être choisis parce qu’on la croirait. Pas comme Creath, tante Liza ou n’importe qui d’autre au village.

— Parce qu’on la comprendrait. » Oh, Travis, se dit-elle, je l’ai touchée, je sais… mais comment t’expliquer ? « Cette nuit-là, près de la voie ferrée, elle a vu quelque chose en toi, une bonté…

— Ou une crédulité.

— Qu’est-ce qu’il y a, Travis ? Pourquoi te fait-elle peur à ce point ? »

Il mit longtemps à répondre. La réponse avait surgi en lui, mais il n’avait aucun moyen de l’exprimer : à cause de ce qu’était maman, pensa-t-il, à cause de la manière dont elle est morte, à cause de ce qu’il avait fait avec Nancy et de ce qu’il avait voulu faire avec Anna Blaise. Toute cette histoire compliquée et nauséabonde. Il se sentait déchiré : une blessure s’était ouverte en lui. Au fond, il n’avait pas confiance dans la féminité de la chose-Anna : comme toutes les féminités, elle dissimulait trop de choses.

« Il faut que ce soit nous, disait Nancy. Elle a pris un risque, tu sais, en nous racontant. Mais elle a besoin d’aide. Elle ne peut pas passer ces deux semaines sans quelqu’un pour lui apporter de la nourriture, pour l’aider pendant les Changements… sans quelqu’un qui saura et le fera quand même. Tu connais quelqu’un d’autre pour le faire ? Quelqu’un d’autre dans le coin ?

— Ce n’est qu’un village, dit Travis.

— Ils nous détestent. »

Il la regarda, maigre, l’air épuisé, les cheveux emmêlés. « Tu continues à y croire ? Que tu es trop bonne pour eux ? »

Elle se redressa d’un air de défi, les yeux luisant de larmes. « Ce village, dit-elle, ce foutu village… je suis trop grande pour lui ! »

Et un air de surprise envahit son visage.

« C’est pour cette raison qu’elle nous a choisis, dit doucement Travis. Nous sommes seuls. Isolés.

— Comme elle.

— Peut-être. » Il ajouta : « Quand les loups poursuivent un mouton, ils commencent par l’isoler du troupeau.

— C’est complètement idiot ! Elle est si faible !

— Et L’Os ? Que se passera-t-il s’ils se retrouvent tous les deux ? » Il pensa à sa vision d’Anna Blaise… aux ailes humides se dépliant dans son dos. « Ils n’ont rien à fiche de nous.

— Viens demain, dit Nancy. Viens lui parler. » Elle ajouta avec davantage d’insistance : « Je t’ai dit ce que tu voulais savoir !

— Je n’ai rien promis.

— Merde, Travis, les seuls loups de la région sont ceux qui habitent Haute Montagne, et ils sont en train de nous encercler, ils mont isolée, moi, et toi avec, et peut-être que tu peux sauter dans un train pour fuir tout ça, Travis, mais, bon sang, moi, non, et ils vont avoir ma peau ! »

Il pensa à Anna Blaise dans sa cabane humide, à sa peau pâle et tendue et à ses énormes yeux brûlants, il pensa à L’Os, à peine humain, qui la cherchait dans la nuit. Il ferma les yeux. Le Monde Précieux. Il trembla en pensant à ce qu’elle avait été et à ce qu’elle pourrait devenir. Et à ce que lui-même avait à perdre ou à gagner dans cette histoire.

« Demain, dit Nancy.

— Peut-être, répondit-il doucement. Peut-être. »

12

Creath Burack adressa un hochement de tête dépourvu de cordialité au garçon à la mine renfrognée qui venait d’entrer dans son bureau.

Il se sentait bien, seul dans cette pièce en planches de pin, avec le bourdonnement rassurant des compresseurs, l’odeur métallique de la poussière et les calendriers punaisés au mur comme des morceaux de mosaïques. Il y avait passé une grande partie de sa vie. Les pieds sur une poubelle retournée, il était assis depuis si longtemps dans sa chaise en bois à dossier inclinable que les étroites lanières du support dorsal lui mordaient la colonne vertébrale. Il vieillissait : il ne pouvait plus profiter du confort ou de la plupart des choses qu’avec modération. Il remua mollement, se redressa en clignant des yeux.

« J’ai entendu parler d’un poste disponible », dit le garçon.

Creath Burack plissa les yeux.

« Toi, dit-il, t’es Greg Morrow, non ? Le gamin à Bill Morrow ? » Il hocha la tête tout seul. Il se souvenait du gros Bill, employé au silo, qui arrivait à la Première Église baptiste empestant le lin et l’alcool de contrebande et avait perdu trois ans auparavant son épouse, une petite femme maussade à la peau sombre emportée par une fièvre rhumatismale… « Ouais, je te reconnais. Tu ne travailles pas à la minoterie ?

— On m’a viré, répondit le garçon. J’ai entendu parler d’un boulot ici. »

Mon Dieu, pensa Creath, mais il n’est vraiment pas beau. Un horrible visage rond. Et cette lèvre recourbée. La jeunesse du garçon, manifestement gâchée, lui inspirait un ressentiment croissant. Aucune raison de ne pas éconduire son visiteur ne lui vint à l’esprit. Mais pourquoi ne pas tout d’abord jouer avec lui… comme avec un poisson au bout de sa ligne. « Quel boulot ?

— Celui qu’a perdu ce connard de garçon de ferme », répondit Greg en sentant peut-être qu’il n’était pas le bienvenu.

« Un connard, hein… » En son for intérieur, Creath était amusé. « Tu as une drôle de conception de la manière de quémander un emploi.

— Putain, je ne quémande pas. » Greg Morrow se tourna vers la porte.

L’instinct poussa Creath à dire : « Attends un peu. »

Greg hésita.

« Ce n’est pas un boulot très reluisant, expliqua Creath. Ramasser les ordures, surveiller un peu les machines, quelques livraisons, beaucoup de manutention. » Il sourit. « Payé au lance-pierres. »

Sans rien perdre de sa morosité, l’expression de Greg refléta une légère confusion, comme si on l’avait à la fois félicité et réprimandé. Parfait.

« Essaye donc, dit Creath. Vois si tu arrives à t’y faire.

— Maintenant ? » Le visage du gamin s’illumina.

« Tout de suite. »

Cette conversation s’était déroulée avant le repas.

Le gamin se mit aussitôt à laver les quais de chargement avec de l’eau bouillante et de l’ammoniaque. Revenant alors par petits groupes, les ouvriers observèrent avec une curiosité muette Greg et la manière enthousiaste dont Creath jouait au contremaître avec lui. Ils finirent par comprendre et lui trouver eux-mêmes des menues tâches à effectuer, restant nonchalamment appuyés aux planches souples de la glacière tandis que Greg Morrow en rentrait ou sortait les gros blocs de glace avec des pinces inadaptées. Leur rire réprimé se fit audible, et à un moment, Greg regarda autour de lui, le regard sombre de surprise et de soupçon. Mais tout le monde s’était détourné.