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La femme qu’il n’avait pas trouvée.

Accablé, il pensa en frissonnant dans l’obscurité : et si cette femme n’existait pas ? Si elle n’existait pas ?

13

Nancy passa la journée suivante dans la cabane de l’aiguilleur à attendre l’arrivée de Travis, bondissant sur ses pieds avec un mélange de joie et de terreur à chaque bruit à l’extérieur.

« Il pourrait venir », admit Anna, ses doigts étiques et blancs entrelacés dans son giron. « S’il vient, il se sera éloigné un peu de… » Elle hésita. « … de la chose qu’il aurait pu devenir.

— Il viendra », affirma Nancy.

On voyait Anna dans le filet de jour entrant par la porte ouverte. Plus personne ne pourrait la prendre pour un être humain, maintenant, se dit Nancy. Le Changement était trop avancé. Il consistait, avait expliqué Anna, en un dépouillement naturel de son humanité. Mais son besoin, la maladie provoquée par sa séparation de L’Os, se voyait aussi. L’orbite exagérée de ses articulations, la violence de son regard et la minceur de ses lèvres n’avaient fait que souligner son déclin. En la regardant, Nancy pensa à un jouet d’enfant, à une de ces marionnettes dégingandées aux membres en bois articulés par des bouts de ficelle… mais en porcelaine plutôt qu’en bois, et avec des billes de verre bleu luisant en guise d’yeux.

« Possible, dit Anna, mais possible aussi que non. Tu dois t’y préparer. »

Sortant de ce corps, son accent des plaines tout simple semblait une mauvaise plaisanterie. Mais non, pensa Nancy, pas vraiment. La voix, malgré toute sa simplicité, était aiguë et modulée, comme une espèce de chanson qu’on entendrait au loin par une nuit d’été, et c’était cette voix, le réconfort de cette voix, qui aidait Nancy à rester saine d’esprit malgré tout. Sur le plan physique, Anna paraissait effroyablement étrange : elle n’était pas humaine, on ne pouvait désormais plus le nier, mais cette merveilleuse voix presque familière renfermait une cadence apaisante, un lien indispensable avec le connu.

« Il viendra », répéta Nancy, avant d’ajouter : « Qu’est-ce que tu veux dire… éloigné de devenir quoi ?

— Il est deux personnes en une. Tu as dû t’en apercevoir. Une partie de lui est ce Travis si souvent blessé et humilié, et cette partie-là est compréhensive. Elle veut aider. Mais il existe un autre Travis Fisher, qui croit en une espèce de pureté féminine, qui croit que les femmes devraient être immaculées, au-dessus de la nature, incorruptibles… tout ce qu’il croyait que j’étais.

— Ou tout ce que tu as choisi de lui montrer.

— Je l’ai peut-être induit en erreur. Dans ce cas, il ne s’agissait pas d’un choix de ma part. Il est dans ma nature d’être un miroir. Comme Creath, en me regardant, il a vu une partie cachée de sa personnalité. »

C’est dans ces moments-là, songea Nancy, qu’Anna semble le moins humaine. Son regard se faisait distant, comme si elle regardait directement dans le crâne de Travis, se débrouillant pour inspecter les pousses de corail de son inconscient. Nancy avait lu quelques ouvrages de psychologie moderne : oui, se dit-elle, il y a une part de vérité là-dedans. « Il croyait en toi.

— Il me prenait pour cette femme. Mais il voulait aussi que tu la sois. La femme pour laquelle il prenait sa mère à l’époque. »

Sa mère, pensa Nancy, oui, mon Dieu. « Il doit se sentir… trahi…

— Trahi et furieux. Voilà en quoi consiste cette autre partie de Travis : en une énorme colère. Une partie de lui nous déteste, toi et moi, parce que nous ne sommes pas assez pures ou pas assez bonnes.

— Il y a eu des moments, confirma Nancy en hochant la tête, où il me regardait d’une manière…

— Il refoule sa haine, bien entendu. Il croit à la galanterie. Et contrairement à Creath, il n’est pas cruel de nature. Mais sa haine s’est nourrie d’une bonne dose de traumatismes. Elle pourrait supplanter ses instincts les meilleurs.

— Mais s’il comprenait…

— Ce n’est pas aussi simple. Tout cela vit au plus profond de lui.

— Des fantômes, proféra Nancy avec mépris. Des spectres. »

Anna haussa les épaules. « La femme vertueuse de Travis est une espèce de spectre, oui. Tout comme ton spectre. » Nancy fronça les sourcils. « Celui de ton père, précisa Anna. Ou de l’homme que tu as inventé à partir du souvenir de ton père. Le spectre que tu essayes d’apaiser depuis des années…

— Je croyais que tu ne pouvais pas lire dans les esprits.

— Seulement les parties les plus profondes. » Elle ajouta au bout d’un moment : « Désolée. » D’une voix faible. « Je n’aurais rien dû dire. »

Nancy fut stupéfaite de sentir ses yeux s’emplir de larmes. Elle s’essuya le visage avec les poignets de son chemisier. Tout cela était dingue, bien entendu. Anna n’était pas humaine, Travis avait raison, on ne pouvait pas vraiment s’attendre à ce qu’elle comprenne ce que pensaient ou ressentaient les vrais gens. « Ce n’est pas vraiment ça. » Elle se retourna d’un air de défi. « Il était… Il… »

Mais Anna leva une main, l’air suppliant. « Vraiment, je suis désolée. Il faut que je me repose, maintenant. »

Nancy sortit dans la prairie – en s’inquiétant de voir le soleil si bas dans le ciel – pour attendre Travis. Il viendrait. Il le fallait. Mais la prairie était vide et le vent traversait son manteau usé aussi facilement qu’une aiguille à repriser. Elle serra ses bras sur sa poitrine et regagna le maigre abri de la cabane de l’aiguilleur. À l’intérieur, elle appuya la tête sur les parois et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle eut le souffle coupé.

Anna convulsait.

Ses yeux s’étaient révulsés. Sa peau, toujours d’une pâleur inquiétante, était désormais d’un blanc mortel, exsangue. Les convulsions agitaient son corps des pieds à la tête : sa colonne vertébrale tressautait et se cambrait sur le fin matelas taché…

« Anna ! »

Ce n’est pas le Changement, pensa Nancy abasourdie, mais quelque chose d’autre. Quelque chose de nouveau, de pire. Elle passa le bras autour de la femme non humaine pour la calmer.

Le contact fut électrique. Elle n’eut pas le temps de s’y préparer que des images horribles envahissaient son esprit.

La terre tanguant sous ses pieds. La peur. La peur et des pas dans son dos. Un train rugissant non loin dans le noir. Le vent glacé, les pas, l’arme à feu, sa détonation atrocement forte, la douleur envahissant son corps en énormes arcs rayonnants…

… et elle n’eut qu’à peine conscience du hurlement qui emplissait l’espace confiné de la cabane. Peut-être était-ce Anna qui hurlait, ou elle-même, ou toutes les deux.

Liza Burack décrocha le téléphone à la deuxième sonnerie. Elle y répondait avec davantage d’enthousiasme, cet automne, maintenant qu’elle en était venue à croire à la possibilité de bonnes nouvelles.

« Oui ?

— Liza ! tonitrua une voix dans le combiné. Ici Bob Clawson ! »

Elle n’avait pas revu le proviseur du lycée depuis le pique-nique du Rotary, quatre ans auparavant, mais s’en souvenait à la perfection : le ventre ample, le prude complet-veston qu’il n’avait pas quitté, ni gilet ni veste, de toute cette chaude journée de juillet, de peur de trahir sa dignité face à la poignée de lycéens venus avec leurs parents. « Ravie de vous entendre, assura Liza d’un ton courtois. Que puis-je pour vous ?

— En fait, je voulais parler à Creath.