— Creath est resté un peu plus longtemps à la fabrique de glace.
— Un bourreau de travail, hein ? Très bien, très bien. Pas de problème, je rappellerai.
— Puis-je lui dire à quel sujet ? » La curiosité de Liza était éveillée, car Bob Clawson appartenait au conseil municipal, Bob Clawson travaillait dans un bureau, Bob Clawson n’appelait pas n’importe qui… et à ce pique-nique, longtemps auparavant, il avait évité les Burack comme la peste.
« Juste à propos d’un petit groupe qui se réunit, expliqua Clawson avec amabilité. J’ai entendu parler de votre discours aux Femmes baptistes la semaine dernière. De l’américanisme sans prétention, d’après mon épouse. On en manque, dans le coin, en ce moment.
— Les temps sont durs, répliqua Liza par réflexe.
— Certains d’entre nous sont vraiment inquiets. » Liza imaginait très bien qui pouvaient être ces « certains d’entre nous » : Bob Clawson connaissait tous les juges, notaires et agents immobiliers du comté. « On voulait se réunir, discuter de ce qu’on pourrait faire pour protéger le village. J’ai pensé que cela pourrait intéresser Creath. »
Elle sentit un petit frisson la parcourir. Bien entendu, leur réhabilitation totale ne pouvait venir si vite, Clawson devait avoir une autre raison de vouloir Creath, un sale boulot à lui confier. Mais c’était un marchepied. Nous sommes au moins mis à l’épreuve, pensa-t-elle.
« Je ne doute pas que Creath sera très impatient de vous parler, assura-t-elle.
— Eh bien, j’en suis touché, Liza.
— Très bien.
— Ravi de vous avoir parlé. Je rappellerai, donc.
— D’accord. » Elle pensa lui demander son numéro mais se ravisa : mieux valait ne pas paraître trop impatients. « Merci. »
Elle raccrocha et s’appuya un instant sur son balai à franges, le temps de calmer son rythme cardiaque.
Tout arrivait si vite !
Bien entendu, ce fut une soirée d’angoisse. Creath assimila la nouvelle sans réaction apparente, se contentant de fumer ses cigares en écoutant la grosse radio Atwater-Kent. Mais Liza savait, à la manière dont il tenait le journal plié en trois, sans tourner les pages, que cela lui trottait dans la tête.
Le téléphone sonna à huit heures et demie. Creath attendit que Liza décroche. Bob Clawson. Elle passa le combiné à son mari, qui lui fit signe de sortir du salon dont il referma la porte du pied.
Liza traîna dans le couloir. Elle ne l’espionnait pas. Elle se tenait droite, dédaigneuse. Toujours est-il, pensa-t-elle, que les mots ont tendance à traverser les portes.
Ce soir-là, toutefois, Creath parla d’un ton étouffé et la conversation fut d’une longueur exaspérante, mais Liza ne put entendre que « oui », « non », et… si elle avait bien compris… un autre mot.
Creath sortit du salon à neuf heures. Il alla droit dans la cuisine se servir un verre d’eau au robinet. À la manière dont ses veines saillaient sur son visage, Liza devina qu’il aurait préféré un verre d’alcool. « Qu’est-ce qui se passe, demanda-t-elle, dis-moi ?
— Pas grand-chose », répondit Creath, mais du même ton faussement désinvolte avec lequel il lui avait longtemps menti au sujet d’Anna Blaise (un souvenir qu’elle se dépêcha de refouler). « Juste Bob Clawson qui organise une connerie de… pardon… une réunion de pacotille. Une bande de types qui ronchonnent à cause de la Menace Rouge. Inoffensif, j’imagine. » Il avala une grande gorgée d’eau. « Je crois que je vais y aller. »
Liza hocha consciencieusement la tête. Mais en secret, elle nourrissait quelques soupçons. Elle ne pensait pas qu’on puisse qualifier « de pacotille » une organisation dans laquelle Bob Clawson prenait la peine de s’impliquer.
Quant à « réunion »… Eh bien, c’était possible. Tout était possible. Mais le mot qui avait traversé la porte du salon ne ressemblait ni à « réunion » ni à « pacotille ».
Le mot qu’elle avait entendu était « milice ».
Plus tard dans la soirée, elle reçut elle-même un coup de téléphone : Helena Baxter l’informant que les votes de la dernière réunion avaient été dépouillés, que les résultats restaient officieux, bien entendu, jusqu’à l’annonce le week-end suivant, mais, pour parler de manière strictement confidentielle, il semblait que Liza avait remporté une victoire écrasante.
Travis observa la cabane de l’aiguilleur depuis les roseaux bordant la Fresnel. Le crépuscule se rassemblait autour de lui comme les paumes en creux d’une paire d’énormes mains noires. Il n’avait pas mangé depuis deux jours – étant à court d’argent et n’ayant rien réussi à se faire offrir au campement de vagabonds –, si bien que dans sa tête, des voix tournaient en voletant comme des oiseaux.
Il ne savait pas trop comment il en était arrivé là. Il n’avait plus le moindre sou et portait des vêtements déchirés et raidis par la crasse, n’ayant d’autre moyen de se laver que de plonger son corps dans les eaux froides de la rivière. Tout cela lui était étranger. Maman, toujours d’une propreté scrupuleuse, gardait leur maison astiquée, dépoussiérée et aérée. Cette pensée fit naître en lui une bouffée de nostalgie si vive qu’il en eut les jambes en coton. Et ce souvenir traître choisit alors de faire écho à quelque chose que Creath avait dit (semblait-il) longtemps auparavant : Eh bien, j’imagine qu’on sait tous où cela mène.
Nancy et Anna m’ont conduit là, pensa-t-il. À la misère, au froid, à la faim… et à l’absence de volonté nécessaire pour sauter dans un train de marchandises et mettre quelques kilomètres derrière moi. Il savait ce qui se passait au village, il n’avait pas eu besoin de Nancy pour le lui dire : il s’était rendu à deux reprises sur L’Éperon pour acheter de la nourriture avec ses dernières pièces, et à deux reprises, la police l’avait surveillé de près. Le campement ne tarderait pas à se faire chasser… peut-être même de manière violente, à voir l’humeur régnant à Haute Montagne. Il devait partir. Plus rien ne le retenait.
Mais il observait la cabane dans laquelle se trouvait Nancy. Nancy et la chose-Anna.
Supposons, se dit-il (tout haut, même s’il n’y avait personne pour l’entendre dans les grandes herbes), que nous décidions de l’aider, supposons que nous l’aidions, eh bien, et ensuite ? Où cela nous mènera-t-il ?
À la solitude, pensa-t-il avec amertume, à la misère, à n’avoir nulle part où aller. Rien de mieux. Haute Montagne n’ouvrirait plus jamais les bras à Travis ou à Nancy. Trop de règles avaient été transgressées, trop de frontières violées. Il frissonna dans ses vêtements trop légers et se demanda si Nancy avait conscience du genre d’avenir qu’elle s’était forgé.
Peut-être était-ce ce qui le retenait là, ce vestige de ce qu’il avait ressenti pour elle, cette peur… mais cela avait-il assez de force pour l’attirer à nouveau dans cette cabane ?
Il pensa à Anna, à sa peau d’aile de papillon. À ses yeux d’un bleu froid dans la pénombre.
Son amour. Sa peur.
Il aurait peut-être fait demi-tour, chassé par la terrible intensité de cette image, s’il n’avait vu, au loin, une silhouette sortir d’un bosquet d’érables près de la gare de triage. La démarche était familière, mais le souvenir lui échappait : qui pouvait venir ici ? Puis le nom lui revint : Greg Morrow. Et avec le nom, un frisson de peur.
Travis se leva avec une sorte de gémissement et, sans y penser, partit en courant. Il intercepta Greg à mi-chemin de la cabane de l’aiguilleur.
Greg le regarda avec circonspection, sans dissimuler son mépris. Face à lui, Travis se sentit soudain impuissant et ridicule : que lui dire ? « Tu n’as rien à faire ici », parvint-il à articuler.