— Tu lui as dit être un miroir ?
— Oui. Même si je pense qu’il l’avait compris, intuitivement, depuis un bon moment. »
Nancy ferma les yeux. Elle avait avant tout besoin de sommeil. Il s’était passé trop de choses. La fatigue se déplaçait comme une vague en elle. « Tu es cette femme, s’entendit-elle dire, celle dont tu dis qu’il rêve…
— La femme pâle. Travis la voit en moi, en effet. Je lui renvoie cette partie de lui-même… cette peur, ce désir. »
Nancy réprima un bâillement. « Et moi ? Qu’est-ce que je vois en toi ? »
Anna lui rendit son regard… frêle, émaciée, bannie, comme un morceau de bois rejeté par la marée, pensa Nancy à moitié endormie, rejeté sur un écueil insensible.
« Rien que toi », répondit doucement Anna.
Lorsqu’elle s’éveilla, la nuit était à nouveau tombée. Elle avait dormi assise, elle souffrait du froid et de raideurs dans le dos. Il faut que je retourne au village, se dit-elle. Ma mère a peut-être appelé la police. Il a pu se passer n’importe quoi.
Travis se trouvait près d’elle.
« On ne peut pas rester là, dit-il. Greg Morrow m’a vu hier soir. S’il veut nous créer des ennuis, on aura du mal à l’en empêcher.
— Où pourrions-nous aller ? De toute manière… »
Elle s’étira. « … impossible de déplacer Anna. Cela la tuerait. Il ne lui reste plus guère que les os. »
Les os et cette affreuse lumière. Assise jambes croisées sur le matelas, elle respirait à peine. Ses yeux étaient révulsés. Nancy sentit l’inquiétude la tirailler. « Anna… ?
— Il est tout près, dit soudain Anna Blaise. Il est vraiment tout près. »
Elle cligna alors des yeux et regarda intensément Travis.
15
Creath Burack prit soin de laisser sa camionnette Ford cabossée à deux pâtés de maisons de la modeste demeure de Bob Clawson sur DeVille Street. Il ne voulait pas se faire remarquer au milieu de toutes les belles automobiles garées là. Il se disait qu’il se ferait déjà bien remarquer comme cela.
Cette réunion ne l’enchantait guère.
Il souffrait d’aigreurs d’estomac, même s’il n’avait que peu dîné. Il attendit quelques instants, la respiration laborieuse et les mains agrippées au volant, tandis que le moteur de la Ford refroidissait.
Il y a des limites, songea-t-il. Il y a des limites que je ne franchirai pas. Il n’était pas stupide : il savait quel genre de peur gagnait Haute Montagne. Comment ne pas la reconnaître ? L’époque avait tourné à l’aigre. Il y avait partout des chômeurs, des familles mourant de faim, des fermes devenues poussière, des meurtres, des gangsters et d’irresponsables bruits de révolution. Et les gens comme Bob Clawson et ses copains – des hommes d’argent ou, à défaut, très attachés aux convenances – étaient les plus terrifiés de tous.
Je ne sais pas ce qu’ils me veulent, pensa-t-il. Mais il y a des limites.
Il descendit de voiture.
Liza lui avait fait enfiler son meilleur costume du dimanche, décision que Creath regrettait désormais : le col le gênait, la veste démodée le serrait un peu trop visiblement au ventre. Le costume semblait sur lui un aveu de faiblesse. Grinçant des dents, il compta les pas nécessaires pour arriver chez les Clawson.
La maîtresse de maison, une femme nerveuse et exubérante incapable de ne pas porter de gants, lui ouvrit la porte. « Creath ! Quel plaisir de vous revoir, assura Mme Clawson avant de le conduire au salon. Les hommes sont tous à l’intérieur, allez-y, entrez. »
À une époque, eut envie de lui dire Creath, vous auriez changé de trottoir pour m’éviter. Le chapeau à la main, il se contenta toutefois de murmurer : « D’accord, Evie, merci. »
« Les hommes », comme elle les avait appelés, entouraient une table de salle à manger. On avait baissé les stores et allumé les lumières. La fumée des cigares bleutait déjà l’atmosphère. À l’entrée de Creath, le bourdonnement des voix masculines se tut.
Il sentit le chatouillis de la sueur coulant sur ses côtes.
Bob Clawson s’avança. Le proviseur semblait petit et passé de mode parmi ces notaires, agents immobiliers et propriétaires de magasins. Il avait un air compassé dont il ne pouvait se débarrasser. Mais face à son sourire jovial et à sa main droite tendue, Creath se sentit bêtement reconnaissant. Il s’empressa de serrer la main de Clawson, qui remua dans la sienne, humide et vivante comme une espèce d’animal dépourvue de poils.
« Creath Burack ! Ravi que vous ayez pu venir ! Vous connaissez à peu près tout le monde, je crois ? »
Seulement de réputation, se dit Creath, mais l’accueil de Clawson l’avait sorti du feu des projecteurs et il se réjouit de constater que les visages se détournaient de lui sans curiosité et que le bourdonnement des conversations reprenait. Il aurait aimé être invisible.
« Bien sûr, dit-il en ayant du mal à respirer.
— Je suis vraiment content que vous ayez pu venir. Nous avons tenu ici nombre de discussions qui pourraient vous intéresser. Je trouve important que des gens comme nous se mettent d’accord dans des moments comme ceux-là, pas vous ?
— Si, j’imagine.
— Mais vous l’avez sûrement remarqué aussi ? Encore que ce soit d’autant plus évident pour moi, avec mon métier. Je vois les jeunes gens. Votre épouse a fait quelques remarques perspicaces à ce sujet, si je comprends bien, dans son petit discours. Je suppose que vous êtes d’accord avec elle. »
Creath n’avait pas entendu le discours, et quand Liza lui en avait parlé, il n’avait écouté que d’une oreille et sans rien y repérer de neuf. Le pays allait à vau-l’eau, certes… mais il n’arrivait pas à s’en scandaliser.
« Je la soutiens à cent pour cent », assura-t-il en se demandant lamentablement s’il avait bien fait de venir. Il n’aimait pas ces hommes et était certain qu’ils n’avaient pas réclamé sa venue : on se contentait de le tolérer. Alors pourquoi était-il venu ? À cause de Liza, pensa-t-il… de sa ferme conviction que, d’une manière ou d’une autre, cela améliorerait leur situation. Et pour des raisons plus pragmatiques. Là, dans le coin, tenant un verre de cognac, il y avait son banquier, un nommé Crocket, détenteur de l’hypothèque sur leur maison ; assis à table, il y avait Jeff Baines, l’agent immobilier vers qui Creath devrait tôt ou tard se tourner pour vendre la fabrique de glace, et là, près de la plante verte chinoise, se tenait Jim St. Hubert, l’ordonnateur des pompes funèbres qui le conduirait un jour dans le sol glacé et envahi de mauvaises herbes de Glen Acres. Ces hommes le possédaient par bouts et fragments. Il leur était redevable.
Semblant déceler son malaise, Clawson lui versa un verre de whisky canadien. « C’est important, à une époque comme celle-ci, de rester soudés. Entre hommes. Il faut se serrer les coudes, sinon on se fera avoir les uns après les autres. Vous comprenez ? »
En vérité, il ne comprenait pas. « Oui, murmura-t-il.
— Tant mieux. Parfait. Finissez votre verre, d’accord ? Je vais faire mon petit discours sous peu. »
Il y avait des chaises pour tout le monde. Creath s’assit dans le fond, se pliant presque en deux pour passer inaperçu. La température de la pièce avait monté à un niveau insupportable et son corps, sous ces couches de tissu sombre, baignait dans la sueur. Le « petit discours » de Bob Clawson, une fois entamé, sembla vouloir se prolonger indéfiniment.
Il exprimait des opinions bien connues. Le vice et la sédition sévissaient dans toute la région, et la loi n’arrivait pas à s’en occuper. « Je ne dis pas cela pour critiquer en quoi que ce soit le travail de Tim Norbloom. On en a discuté tous les deux, pas vrai, Tim ?… et il convient qu’il faut faire davantage. Je tiens à souligner qu’il s’agit ici d’un travail secret. Sa nature l’exige. Nombre d’entre nous sont fonctionnaires, à commencer par Tim Norbloom et par moi-même, et notre emploi pourrait se retrouver compromis si cela s’ébruitait. Mais nous sommes prêts à prendre ce risque. Nous le prenons car nous savons ce dont tout citoyen raisonnable de Haute Montagne doit au moins se douter : à époque difficile, mesures difficiles. »