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Creath termina la tasse de whisky canadien servie par Clawson et ferma les yeux pour mieux sentir l’effet de l’alcool. Il n’aimait pas trop la jolie rhétorique du proviseur. On ne baratinait pas un baratineur. Je sais ce que tu masques avec ce parfum agréable, nom d’un chien, pensa-t-il.

Et sans le vouloir un seul instant, il pensa à Greg Morrow. Je sais où elle est.

Était-ce possible ? Qu’Anna Blaise soit toujours là, toujours à Haute Montagne… était-ce possible ?

Il ferma à nouveau les yeux. Il voyait son visage dans son obscurité intérieure.

« Nous savons tous, poursuivait Clawson, que des chômeurs et des chemineaux se rassemblent aux limites de l’agglomération. Le problème n’avait rien d’urgent, même si certains d’entre nous s’inquiétaient pour la sécurité de nos épouses, et je pense que nous avons tous davantage veillé à verrouiller nos portes, ces derniers temps. Moi, en tout cas, je l’ai fait, pas vous ? »

Des têtes s’inclinèrent. Creath se força à ouvrir les yeux qu’il garda fixés sur le bout éraflé de ses chaussures.

« Mais nous pourrions avoir sous-estimé la gravité du problème. Je fais allusion à la séduction pure et simple de nos filles. Je fais allusion aux visites qu’effectuent clandestinement des jeunes filles au bidonville près du pont de chemin de fer. Je fais allusion à ce qui ne peut être qu’une menace terrible et très réelle contre la vie et la moralité de nos enfants. »

Clawson marqua un temps d’arrêt, et il y eut un pesant silence d’attention absolue.

« Par chance, reprit-il, l’un de nos jeunes gens a eu le courage de venir en parler. Le problème reste localisé, mais pourrait se généraliser. Voilà pourquoi nous devons agir ensemble. »

Creath se leva. Sans en avoir l’intention. Un instinct l’y avait poussé, ou peut-être l’alcool. « Que voulez-vous dire ? Qui est venu vous en parler ? »

Les têtes se tournèrent. Mon Dieu, pensa-t-il, qu’ai-je fait ?

Bob Clawson le regarda avec inquiétude. « Un ancien élève du lycée, se dépêcha-t-il de préciser, à qui j’ai pris la liberté de demander de venir ce soir pour que nous puissions tous faire sa connaissance et entendre ce qu’il a à dire. » Clawson ouvrit les portes du salon derrière lui. « Entre donc, mon garçon. »

Greg Morrow s’avança, le sourire aux lèvres.

Creath ne garda qu’un vague souvenir, un fouillis d’impressions, du reste de la réunion. Greg décrivit les rendez-vous clandestins dont il avait été témoin, ou affirmait avoir été témoin, près du pont sur chevalets. Clawson ajouta quelque chose sur « l’obligation, non, le devoir que nous ressentons d’agir tant que nous le pouvons », puis le murmure croissant des voix. Creath se tenait dans un coin, affichant un sourire faux quand il arrivait à s’y forcer, puisant de l’énergie dans la rassurante confluence des deux murs.

Puis, une éternité plus tard, alors que tous ces hommes de ressources et d’autorité bien habillés partaient l’un après l’autre, Bob Clawson s’approcha de lui, la main une nouvelle fois tendue.

« Creath, je sais que cela vous inquiète autant que le reste d’entre nous. Pour votre bien et pour celui de Liza. Et je tiens à ce que vous sachiez que vous pouvez nous être d’une grande aide. »

Non, pensa Creath. Laissez-moi en dehors de tout ça. Je ne veux pas y participer. Certes, il avait voulu régler ses comptes avec Anna Blaise, désiré pouvoir l’exclure complètement de sa vie (parce qu’en vérité, il ressentait toujours au fond de lui une énorme envie d’elle : Dieu du ciel, pensa-t-il, je la veux même maintenant, même maintenant), mais il n’y avait pas de rédemption dans ce que voulaient ces hommes, rien qu’un répugnant acte de violence suscité par leur peur et leur ennui.

Je ne suis pas un saint, pensa Creath. Sa vie comptait un certain nombre d’actions dont il n’était pas fier. Il avait fait souffrir des gens. Il aurait volontiers tué Travis Fisher… le tuerait peut-être même encore volontiers. Mais pas ça.

Il pensa : elle est peut-être dans les environs.

Je sais où elle est.

« D’une grande aide », reprenait Bob Clawson, la main sur l’épaule de Creath. « Un costaud comme vous. Et ne vous imaginez pas que cela passera inaperçu. Nous sommes tous des amis, nous tous qui nous trouvions là ce soir pour œuvrer au bien de la communauté. Et les amis se rendent des services entre eux. Vous devez comprendre cela, je pense. »

Non, pensa Creath. Les dettes effacées, les ménagements consentis : tentant, mais insuffisant. Non, pensa-t-il, pas même pour ça. Je ne le…

Il vit alors Greg Morrow le regarder derrière la table en chêne avec ce vague sourire insolent aux lèvres. Il comprit alors que Greg Morrow était plus malin qu’il ne l’avait pensé. Greg Morrow comprenait le flot de richesse et de pouvoir à Haute Montagne, la manière de l’utiliser et de le manipuler : malgré sa condition modeste, Greg Morrow s’était immiscé dans la structure sociale byzantine des forces motrices du village… avait très consciemment fait cette chose terrible. Croisant son regard, Greg sourit, oh, très doucement. Et Creath comprit. Le message était clair. Rampe, disait le sourire. Rampe comme tu m’as fait ramper. Rampe devant les riches, ou tu peux dire adieu à ton usine de merde, à ta chaise pivotante et à tes cigares bon marché. Parce que ces hommes te briseront.

Creath s’obligea à détourner le regard.

Bob Clawson fronça les sourcils. « Nous pouvons compter sur vous, n’est-ce pas, Creath ? Cela a beaucoup d’importance pour nous. Après ce merveilleux discours de votre épouse, je ne voudrais pas imaginer que vous nous avez fait faux bond. »

Creath sentit sa lèvre inférieure trembler. Il craignit de se mettre à pleurer. Le papier peint à texture de fleur de lis menaça de le cerner. Il fallait qu’il sorte de là.

« Ouais, répondit-il d’une voix faible. Vous pouvez compter sur moi. »

Le sourire de Greg s’élargit, et Creath se dirigea tant bien que mal vers la porte.

16

Cette nuit-là, il y eut de la gelée blanche sur les fragiles brins d’herbe de la prairie. Pendant qu’Anna était plongée dans le sommeil ou le coma, Travis mangea un léger repas fait de biscuits salés, de bœuf frit et d’eau tiède. Elle s’éveilla à l’aube.

Ce qui lui restait d’humanité s’écoulait d’elle. La chair était tendue sur le crâne, qui avait lui-même adopté de nouvelles formes, plus ou moins aérodynamiques. Sa robe souillée pendait mollement, et Travis n’avait aucune envie de savoir quelles transformations elle pouvait dissimuler. Son aura frémissait autour d’elle et ses iris s’étaient dilatés : elle le regarda du fond d’insondables profondeurs azur. « Il faut que tu quittes cette cabane, lui lança-t-il. Écoute-moi : Greg Morrow sait qu’on est là. Il va forcément nous créer des ennuis. Peut-être que, quand Nancy reviendra, on pourrait t’emmener au pont de chemin de fer. On… »

Mais Anna secouait la tête. Quand elle prit la parole, sa voix aussi, une espèce de douce mélopée, fut plus nettement non humaine. Cela dressa les cheveux sur la nuque de Travis, même si elle ne dit que : « Non.