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« Jolis, commenta-t-il.

— Formidables, oui, dit Jacob d’un ton aimable. Ils peuvent tout faire : ouvrir une boîte de conserve, vider un poisson, trancher une gorge. Intéressé ?

— Non, répondit Clawson. Pas pour le moment, du moins. Mon paquet est prêt ? »

Jacob le sortit du grand tiroir sous le comptoir. C’était lourd, enveloppé de papier brun, et sentait très légèrement l’huile. Il sourit. « Et faites attention à vous. »

Clawson tendit les deux bras et Jacob lui remit le paquet.

« Nous vous sommes très redevables », dit Clawson.

Jacob Bingham fronça les sourcils. « Dois-je comprendre qu’il y aura paiement ?

— Bien entendu, se hâta de préciser Clawson, je parlais métaphoriquement.

— Bon. N’allez pas tomber avec ça. Je vous ouvre la porte ?

— Je me débrouillerai. »

Jacob le regarda partir. De l’air froid entra en tourbillonnant par la porte que Clawson poussait pour sortir.

Cela va être une belle journée, songea-t-il. Une belle journée d’automne.

Dehors, dans sa voiture – l’horloge du centre communautaire indiquait midi et demi – Bob Clawson tira sur la ficelle brune jusqu’à ce que le nœud se défasse, puis écarta les feuilles de papier brun huileux, découvrant sur ses genoux les deux fusils de chasse calibre 22, graissés et brillants, objets étrangers. Il n’avait pour sa part jamais touché un fusil et fut intimidé par cette complexité de fentes et de leviers. Mais ce n’était sûrement pas aussi compliqué que cela en avait l’air. On vise, pensa-t-il. Et on tire.

Il vit arriver la voiture de police de Tim Norbloom dans son rétroviseur. Elle s’arrêta à sa hauteur, et Clawson descendit sa vitre, conscient du poids des armes sur ses genoux.

« Belle journée », lança Norbloom, son grand visage chevalin de Nordique se détachant dans la pénombre de la voiture de patrouille.

Clawson refréna le dégoût instinctif qu’il lui inspirait. « Superbe. L’été indien.

— Tout est prêt, pour ce soir ?

— Oh oui.

— Bingham a tenu parole ?

— Tout à fait.

— À plus tard, alors.

— Rassemblement à huit heures, précisa Clawson.

— À vos ordres, plaisanta Norbloom en le saluant. J’y serai. »

Clawson sourit pour la forme et prit quelques secondes pour savourer l’excitation croissant en lui.

Liza regarda avec beaucoup d’inquiétude Creath sortir de la cave son fusil de chasse – qui ne servait plus depuis des années – pour se mettre à le nettoyer et à le graisser. Il s’activa comme un possédé, le regard fixe et concentré, sans répondre quand elle s’adressa à lui.

Il n’y avait sûrement rien de dangereux là-dedans ? Liza avait l’impression que les événements s’étaient débrouillés pour lui échapper… mais Bob Clawson ne prendrait certainement jamais part à une initiative comportant un danger physique ?

« Creath, hasarda-t-elle. Creath, si c’est quelque chose… si tu penses que tu ne devrais pas y participer… »

Mais il leva la tête pour l’observer, et elle lut sur son visage un mélange d’implacabilité et d’horreur muette si intense qu’elle ne put supporter le poids de son attention. Elle baissa les yeux, et lorsqu’elle les releva, il s’était remis au travail, polissant le canon avec une telle détermination qu’on l’aurait cru capable de le réduire en poussière. Oh mon Dieu, je vous en prie, veillez sur lui, se dit Liza avant d’aller fermer les rideaux sur la nuit qui allait tomber.

17

Travis ne retrouva L’Os qu’au moment où le soleil allait se coucher.

Derrière le pont de chemin de fer s’étendait une vaste prairie de bardanes, d’orties et d’herbe à pâturage. Travis avait longé deux fois les rails et exploré bien plus loin avant de voir le caban bleu, comme un rebut, dans un creux là où le terrain descendait vers la rivière.

Il s’approcha juste assez pour mieux voir. Pas davantage.

C’était L’Os. Et L’Os est mort, se dit Travis, ou tout comme. Il écarta prudemment les herbes sèches. L’homme d’ailleurs gisait recroquevillé, ses longs poignets blancs saillant des manches de son manteau, ses chaussures si usées qu’elles ne servaient plus à rien, sa casquette de marin accrochée à la pente osseuse de son cuir chevelu. Il est vraiment immense, se dit Travis, même recroquevillé et impuissant comme maintenant. Il vit la blessure à la poitrine, du moins les traces laissées par celle-ci : une longue bande couleur rouille remontant sur le caban, traversée de vilains échantillons de peau et de sang.

Ton propre visage. Ton visage profond, caché. Mais sûrement pas cela, si ? Ce n’était sûrement qu’une chose brisée ? Pitoyable, se dit-il, mais impersonnelle, comme le corps écrasé d’un animal malchanceux.

« L’Os, chuchota-t-il. L’Os. »

Pas de réponse. Une paupière frémit… peut-être seulement dans son imagination.

Travis s’approcha davantage dans les herbes fragiles. La lumière désormais oblique du soleil ne le réchauffait pas. « L’Os, répéta-t-il en se penchant sur lui. Réveille-toi. Je viens de la part d’Anna. Anna a dit… »

L’énorme poing de L’Os se détendit brusquement.

Travis sentit le coup le heurter et le décoller du sol, se sentit repoussé par son ahurissante inertie.

Il se redressa lentement.

Le coup l’avait cueilli en pleine poitrine, pouvait lui avoir brisé une côte… en reprenant son souffle, Travis sentit qu’il avait du mal à respirer.

« L’Os », dit-il d’une voix faible.

La créature se releva. Elle resta à un mètre de lui, aussi énorme qu’une grue. Les yeux, remarqua Travis. On aurait dit ceux d’Anna, avec ces pupilles dilatées au point de remplir les orbites, mais différents : plus froids, d’une certaine manière, hostiles, méfiants. L’Os inspira une goulée d’air et sembla grimacer de douleur.

Ton propre visage, ton visage profond, caché… les mots se moquaient de lui. Pas cela, pensa-t-il. Pas cette chose. Blessée, trahie, à peine humaine malgré les souffrances occasionnées par la blessure et la trahison…

Travis se remit prudemment sur pieds.

Ils se firent face.

« L’Os », appela Travis.

La créature le regarda.

« L’Os, je viens de la part d’Anna. Je vais te conduire à elle. Je… »

Et il avança d’un pas.

L’Os leva la main. Un feu bleu lui léchait le bout des doigts.

« Ils t’ont fait du mal », dit Travis. Une partie de lui avait depuis longtemps cédé à la panique et il ne savait pas trop d’où provenaient les mots qu’il prononçait. D’un endroit très profond en lui. « Ils t’ont fait du mal. Je sais. Tu avais confiance en eux et ils t’ont fait du mal. Je sais. Laisse-moi t’aider. » Il effectua un autre pas en avant et pensa sans le vouloir à sa mère, sa mère qui lui avait fait honte en le regardant de son lit de mort avec ce qu’il n’avait pu interpréter que comme une expression de reproche. Il l’avait alors détestée. Le corps ravagé de sa mère avait réclamé sa pitié et il la lui avait refusée : elle mourait, c’était évident, elle mourait pour ses péchés, pour les affreux péchés commis dans son dos. Un vieux, très vieux marché, se souvint Travis, qui sentit en lui une vague de culpabilité presque électrique : Dieu du ciel, avait-il vraiment pu se montrer aussi cruel ? La détester alors qu’elle mourait, parce qu’elle mourait ?