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— C’est là où je suis ? Dans la nature sauvage ? » Mais c’était une question stupide. Elle regarda autour d’elle. La cabane, la plaine, la nuit…

« Pour longtemps, je crois », dit Anna.

Nous sommes tous des exilés. « Je t’envie… dit-elle. J’aimerais avoir un endroit où rentrer.

— Tiens », dit Anna en tendant la main. Nancy la regarda, le doute sur le visage. « C’est tout ce que j’ai à donner, ajouta la femme non humaine. Pas grand-chose. Un rien. »

Nancy la toucha.

Après, elle supposa qu’Anna lui avait transmis une espèce de souvenir, un aperçu de son propre passé : c’était indicible, évanescent, et il n’en subsistait que l’impression d’une grande lumière, d’une grande chaleur, d’une grande couleur brillante, comme si, se dit Nancy, elle avait pénétré dans le cœur du soleil. Et le souvenir, si inadapté fut-il, renfermait lui-même un peu de chaleur qui la réchauffa et la rassura.

Je le garderai, pensa-t-elle. Je conserverai ce souvenir comme un porte-bonheur et ne le sortirai qu’en cas de besoin.

Impassible, Anna la regardait.

« Ton monde, dit Nancy d’un ton solennel, est très étrange et magnifique. »

Anna sourit. « Le tien aussi.

— Vraiment ? » Surprise, Nancy leva les yeux dans la lueur vacillante de la bougie. À l’extérieur de la cabane, un océan d’herbes se courba sur la prairie en sifflant dans le vent. Elle dit lentement : « Il pourrait l’être. Oui, je crois qu’il pourrait l’être. »

Mais elles entendirent alors le premier des coups de feu… lointains mais clairs et nets, piqûres d’épingle sonores dans la vastitude de la nuit.

En approchant du pont de chemin de fer, les deux chauffeurs éteignirent leurs phares et les automobiles noires quittèrent comme des tombereaux la route pour rouler sur le chaume de la prairie, les roues grinçant, les moteurs peinant. Le pont de pierre et de métal leur apparut noir sous la lune et Creath s’imagina le sentir, puanteur de bois, de graisse et de briques noires de suie. C’était odieux.

Le ventre contre le volant, Bob Clawson conduisait, vêtu, peut-être pour la première fois de sa vie, d’une manière négligée : vieux pantalon, chemise de flanelle, veste usée – il va sans doute tout brûler au matin, se dit Creath. Clawson coupa le contact et le silence qui suivit leur sembla peser sur leurs épaules. Personne ne dit rien. La voiture transportait six hommes, dont lui-même. Clawson était le chef. Creath s’aperçut que personne ne disait rien sauf quand Clawson prenait d’abord la parole, comme s’il leur fallait son approbation. Assis sur la banquette arrière, Greg Morrow tenait toutefois sur ses genoux le gros fusil de chasse de son papa avec une excitation tangible, présente dans l’habitacle : Creath en avait conscience depuis cinq cents mètres, depuis que les bruits se limitaient au grondement du moteur et au sifflement de sa propre respiration oppressée. « Tout le monde dehors », ordonna Clawson d’une voix à peine plus forte qu’un murmure.

Ils sortirent sous la lune avec leurs fusils. Creath se sentit un peu ridicule : dans cette armée, se dit-il, dans cette infanterie de pacotille, la moitié a peur du noir. L’autre automobile s’était garée devant : Tim Norbloom menait ce petit détachement. Creath sentit le poids du fusil dans sa main. Ils avaient tous chargé leurs armes pendant le trajet, et la phrase qui, bêtement, tournait dans la tête de Creath était armé et dangereux. Il regarda Greg Morrow, ombre dans l’obscurité plus épaisse… il ne pouvait en être certain, mais à son avis, le gamin souriait. Armé et dangereux.

Devant, le groupe de Tim Norbloom avait ouvert le coffre de l’autre voiture. Norbloom en sortit les torches, épais tasseaux de pin ou d’épicéa à l’extrémité enveloppée d’un tissu huileux. Les deux groupes formèrent un cercle pour s’abriter du vent. Norbloom tendit quatre des torches, Greg en prit une, Creath non. Clawson sortit une boîte d’allumettes de la poche de sa veste. Les torches refusèrent tout d’abord de s’enflammer, le coton noirci semblant résister à sa propre incinération, mais la torche de Greg s’embrasa ensuite d’un coup, jetant des étincelles dans le noir, et il passa le feu aux autres.

Il ne fallait plus se cacher, maintenant. Il fallait se dépêcher.

Ils coururent sur la prairie en direction du pont de chemin de fer, Creath traînant en arrière, la respiration laborieuse. Le silence, au début, fut sinistre, mais Greg laissa échapper un long hululement de guerre qui sembla toucher une corde primitive chez les autres. Le pont se rapprochait, leurs torches jetaient sur ses briques noires une lueur rouge autour de leurs ombres énormes et folles, et les autres reprirent le cri de guerre de Greg, quelqu’un tira même un coup de feu en l’air. Des échos en revinrent des arches du pont, et pour les gens en train de s’éveiller dessous, se dit Creath, cela doit ressembler à une partie de l’enfer venue se matérialiser au milieu d’eux. Les vagabonds bougèrent d’abord mollement, puis avec l’énergie du désespoir, en nombre pitoyablement réduit pour avoir suscité une telle armée, mais cela n’avait plus d’importance, on ne pouvait plus faire marche arrière. C’était acquis et payé. Deux vagabonds se précipitèrent en hurlant dans la rivière glacée pour essayer de trouver refuge sur l’autre berge. Leurs têtes disparurent sous la surface noire et Creath n’aurait pu dire à ce moment-là, dans le flot et la panique, s’ils survivaient ou étaient emportés par le courant. La milice riait, faisait tournoyer ses torches comme des gamins leurs cierges magiques le jour de la Fête nationale, mais son rire n’avait rien de puéril… ou plutôt, pensa Creath avec une sensation de vertige, c’est le rire strident et hystérique d’un gamin occupé à torturer un chat. Il ne contenait pas la moindre innocence.

Il resta immobile à regarder, le fusil comme un poids mort dans sa main. Doux Jésus, pensa-t-il, et si elle est là ? Séductrice, tentatrice, succube, source de mon péché… mais il se sut aussitôt incapable de lever son fusil sur elle. Et sentit alors une légèreté en lui, un entrain fiévreux, comme si ses pieds allaient décider de l’extraire de cette friche glacée pour le transporter jusqu’à une chose ou un endroit qu’il ne pouvait imaginer : la mort, le jugement, les étoiles. Il savait que Bob Clawson l’observait, prenait gravement note de son immobilité, mais il n’y avait aucun moyen de réagir, et en vérité, cela ne lui importait plus.

Il regarda Greg Morrow faire tournoyer sa torche au-dessus de sa tête. Il semblait transformé par la lueur des flammes, avec son sourire de maniaque et son regard fiévreux. Creath le soupçonna de rembourser une vieille dette, de venger d’une certaine manière une humiliation irréparable. Presque tous les clochards avaient fui, on avait déchargé les fusils, mais seulement en l’air ; les hommes de Haute Montagne se regroupaient maintenant comme des moutons dans l’obscurité puante. Mais Greg ne s’apercevait de rien, possédé : il lança sa torche sur le toit en carton-pâte huilé d’une des masures, qui s’embrasa aussitôt. Creath sentit son cœur rater un battement. La chaleur se déversa sur lui et il pensa : Elle pourrait être à l’intérieur.

Jouant désormais son rôle de policier cherchant à contenir une personne agitée, Tim Norbloom s’avança pour poser la main sur l’épaule de Greg. Juste à ce moment-là, une silhouette s’échappa de la masure en flammes pour courir vers la rivière : Anna, pensa Creath durant un instant d’angoisse, mais ce n’était pas elle, juste un vagabond, un homme sombre et à demi nu, peut-être un nègre. Creath avait commencé à se détendre lorsqu’il vit Greg lever son fusil, l’épauler et presser la détente. L’explosion, dans l’espace confiné sous le pont, fut assourdissante. Creath grimaça, et lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit le clochard, mort ou mortellement blessé, bras et jambes écartés sur le sol. La lueur des flammes lui dansait sur la peau. Peut-être saignait-il. Dans cette lumière, tout semblait baigné de sang.