Ça change tout, songea Creath. Ils étaient venus prêts à tuer. Mais une fois sur place, ils y avaient renoncé. Surtout à cause de Greg : il les avait trompés, ce misérable taudis n’avait rien de menaçant. Creath vit Tim Norbloom considérer Greg avec un mépris marqué. Certains des hommes jurèrent. C’était trop énorme : ils se faisaient trop l’impression de meurtriers. Toi aussi, Tim Norbloom, se dit Creath : la culpabilité était palpable. Dans cet étrange moment, il avait l’esprit très lucide et s’imagina capable de lire les pensées des autres. Malgré le cadavre sur le sol, une espèce de sentiment de victoire faussée l’habitait, parce qu’elle n’était pas là… Anna était toujours en vie, et une partie de lui-même s’en réjouit.
Les hommes revinrent aux voitures. La nuit s’était brouillée avec eux. Les oreilles toujours bourdonnant des coups de feu, Creath regarda Bob Clawson réprimander Greg Morrow, vit la réaction exaltée de celui-ci ; Clawson alla alors trouver Norbloom avec qui il eut une discussion animée. Creath entendit les éclats de voix, mais sans arriver à distinguer les paroles. Un train de marchandises arriva à toute vitesse de l’est et passa sans s’apercevoir de rien sur le pont dans les sinistres lueurs des restes de l’incendie.
Clawson et Norbloom se disputaient. Les poings serrés, le policier se détourna pour monter dans la seconde automobile. Les deux groupes se séparèrent, et Creath vit la berline de Norbloom bringuebaler sur le sol défoncé. Clawson s’assit froidement au volant de sa propre voiture, les joues roses. Creath grimpa en dernier. « Dieu merci, au moins, c’est fini », dit-il.
Clawson se retourna vers Greg, qui le regarda.
« On n’en a pas encore terminé, affirma Clawson avec résolution. Norbloom est un imbécile. Il est important d’aller jusqu’au bout. On a commencé, on est obligés de finir.
— Il y a encore un endroit, annonça Greg d’un ton calme. Je vais vous montrer le chemin. »
Oh mon Dieu, non, pensa Creath alors que Bob Clawson lançait le moteur.
Apercevant l’incendie au loin près du pont, Travis obliqua vers le sud le long d’une rangée d’arbres qui servaient de barrière contre le vent. Des volutes de fumée blanche montèrent au clair de lune et le vent froid apporta sur la plaine les cris rauques des hommes.
L’Os avait peur. Travis le sentait. Il s’accroupit dans un fossé de drainage et le non-humain fit de même près de lui. Il doit avoir une force phénoménale, se dit Travis, rien que pour avoir tenu le coup jusqu’ici. Son manteau était une masse ensanglantée et du sang lui sortait encore du corps, d’un rouge plus brillant au clair de lune. Un homme ordinaire n’y aurait pas survécu. Mais L’Os n’était ni un homme, ni ordinaire. Il gardait les yeux fixés sur le pont et sur le vacillement des flammes.
« Tu as déjà assisté à ce genre de choses », affirma Travis.
L’Os ne répondit pas, se contentant de regarder. Travis prit cette réaction pour une sorte d’acquiescement.
Accroupis, dissimulés, ils écoutèrent le claquement des coups de feu. Travis jetait périodiquement un coup d’œil à L’Os : celui-ci semblait enveloppé de son propre feu, aura tremblante qui ne projetait toutefois pas d’ombre dans l’obscurité sous les arbres, aussi Travis ne pensait-il pas que quelqu’un d’autre le verrait. Lorsque cris et coups de feu cessèrent, Travis s’approcha avec L’Os, en proie à une puissante prémonition : il y avait eu violence, une frontière invisible était désormais franchie.
Il ne restait que braises du campement des vagabonds. Et il n’y restait personne… sinon le corps d’un Noir que Travis avait très vaguement connu, un nommé Harley, tué d’un coup de feu dans le dos. Travis s’agenouilla près du corps, qu’il ne put se résoudre à toucher : une révulsion, non face à la mort, mais face à sa propre et totale impuissance. J’ai connu cet homme, se dit-il.
L’Os le regarda s’agenouiller… et quelques instants plus tard, tendit le bras pour le toucher.
Des visions coururent entre eux comme une rivière. Travis tomba en arrière sous l’assaut des souvenirs projetés. C’est L’Os, pensa-t-il abasourdi : L’Os a vu trop d’endroits comme celui-ci, un océan d’endroits, il a vu des hommes brûlés, battus, piétinés. La cavalcade des images était stupéfiante, visages et corps comme des bancs de poissons. Travis leva des yeux impressionnés vers ce visage semblable à un crâne pâle. Voilà l’exil ultime, se dit-il, le prince des exils, et il sentit tous les poings qui l’avaient martelé, tous les coups et les injures, vit Deacon et Archie penchés sur lui, vit Deacon un pistolet à la main près du cadavre d’Archie, vit les flics de la compagnie ferroviaire encercler L’Os et sentit ce que celui-ci avait senti en lançant ses coups, en les propulsant dans le chaos qui séparait les espaces-temps…
« Dieu tout-puissant, murmura Travis, tu peux faire ça ? Tu peux vraiment faire ça ? »
L’Os se redressa. Son aura s’intensifia. Il avait les yeux hermétiquement fermés, le visage masqué par sa propre illumination glacée. Doux Jésus, pensa Travis, il pourrait être moi : les traits de son visage troublés comme un reflet sur de l’eau profonde. Travis se détourna, le souffle coupé. Il restait si peu d’humanité dans cette créature…
Ton propre visage, ton visage caché, profond. Était-ce possible ? Peut-être bien : L’Os et la Femme Pâle tous deux en lui, visages de Janus, en appelant à une union inimaginable par-dessus les abîmes et les brèches ouvertes en lui…
Mais cela le fit penser à Anna, et à Nancy, et à l’endroit où la milice avait pu se rendre après le pont. Cela le fit se lever en disant : « Suis-moi, L’Os. »
Celui-ci s’avança tant bien que mal. Sa blessure à la jambe, se dit Travis : cette énorme énergie qui faiblit, la partie humaine de lui trop proche de la mort.
Beaucoup moins effrayé qu’auparavant, il passa le bras autour de la taille du non-humain et tous deux partirent au pas de course vers l’est, absurdes au clair de lune, le long de la berge glacée.
18
Tout l’intérieur de la cabane de l’aiguilleur rayonnait d’une lueur amorphe qui dissimulait les parties humaines d’Anna. Ce qu’il restait du déguisement de la non-humaine était si réduit – mais toujours aussi beau, à sa manière fragile – que Nancy en fut effrayée. En un sens, se dit-elle, je suis bel et bien dans la nature sauvage. La nature sauvage est l’endroit où l’on affronte les choses fondamentales, la vie et la mort, et voilà que j’approche d’un étrange désert, d’un face-à-face avec la transformation d’Anna. Rien dans sa vie ne l’avait préparée à cela. Elle se trouvait là toute seule. Là : dans la nature sauvage.
Travis ne doit pas être loin, se dit-elle. Avec L’Os. Elle se hasarda à jeter un coup d’œil à Anna, à ce corps d’une blancheur inhumaine dans son cocon de lumière, ce qui la fit frissonner. Peut-être Travis avait-il raison depuis le début, la motivation de ces créatures n’avait rien d’humain, peut-être s’étaient-elles servies d’elle… et allaient-elles ensuite s’en débarrasser. Il n’y avait plus la voix liquide d’Anna pour la rassurer. Rien qu’une sorte de foi. De foi et d’affinité.
La nuit était très noire. Je t’en prie, Travis, se dit-elle, je t’en prie, dépêche-toi.
Dehors, dans l’obscurité, on entendit le moteur d’une automobile murmurer puis se taire… et une portière claquer. Nancy sursauta.