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« Anna ! Anna, réveille-toi, il y a quelqu’un !… »

Les yeux d’Anna s’ouvrirent d’un coup, mais les pupilles en avaient éclipsé le blanc ; le feu bleu sembla se fondre en ailes fibreuses dans son dos, et elle ne montra aucun signe de compréhension reconnaissable.

Ils longèrent la berge, Travis supportant le poids du non-humain, poids insignifiant.

Il doit avoir les os creux comme un oiseau, se dit Travis, en se doutant toutefois que la seule explication de cette légèreté devait être le fait que L’Os se dépouillait de sa peau humaine. L’étrange lumière brillait de mille feux autour de lui, et Travis, à son contact, en était bizarrement affecté : la nuit s’animait de formes et de couleurs fantômes. Il pressentait, impression vertigineuse, la vérité que lui avait racontée Anna : il y avait des mondes à l’intérieur des mondes, des genres et des formes de mondes qui coexistaient avec celui-ci, en couches infinies, de complexité infinie. Craignant de perdre son chemin, il se concentra sur la berge qu’ils suivaient pas à pas à la lueur des étoiles. Un faux pas, pensa Travis, et on pourrait tomber de la surface de la terre.

L’Os mourait ou venait à la vie… l’un et l’autre, pour autant que pouvait dire Travis. Sa partie physique était à coup sûr très faible. L’Os n’aurait pu parcourir cette distance sans son aide. Mais la partie non humaine de L’Os semblait gagner régulièrement en force, comme nourrie par la proximité d’Anna… On doit avoir l’air d’une balise lumineuse le long de la rivière, se dit Travis. De fines feuilles de glace s’étaient formées dans les creux du sol, et Travis y vit leurs reflets, lumineux sur fond de ciel étoilé, presque insupportables d’étrangeté. D’une certaine manière, songea-t-il, L’Os est vraiment devenu très puissant.

« On y est presque », assura-t-il. Il n’était pas certain que le non-humain le comprenne. Il avait dit cela autant pour le rassurer que pour se rassurer lui-même. « On est vraiment tout près. » La partie de son corps où l’avait frappé L’Os le lancinait, il souffrait à chaque respiration et quand L’Os chancela contre lui, Travis dut se mordre la lèvre pour ne pas crier. Un pas à la fois, se dit-il. Doucement.

D’une certaine manière, se dit-il, L’Os, c’est moi. Horrible, banni, trahi. Ce visage ravagé, ces blessures. Et je le conduis à une guérison que je ne peux partager. Pas de Femme Pâle pour moi… Mais une telle créature n’existait pas, avait dit Anna, parmi l’humanité : Anna elle-même était une aberration, une espèce de monstre, de même que L’Os était un monstre ; les humains, avait-elle affirmé, contenaient toujours des monstres de ce genre en eux, aliénés ou enfouis, méprisés et non pardonnés…

Marche, s’intima-t-il. Contente-toi de marcher. Les délicats roseaux se brisaient sous ses pieds. Il leva les yeux et les étoiles lui parurent danser comme des lucioles. N’empêche, songea-t-il, qu’une conciliation est possible, doit être possible : lui-même se trouvant et se pardonnant, le comblement de gouffres, la guérison des anciennes blessures…

Contente-toi de marcher, pensa-t-il.

Il n’était pas facile de se repérer dans cette lumière. Il reconnut la flèche de la gare puis, un instant plus tard, lui sembla-t-il, le bosquet d’érables entourant la prairie où s’élevait la cabane de l’aiguilleur. « Là-haut, dit-il à L’Os. Il faut remonter la berge. On est arrivés, je pense. »

Il escalada la boue tassée, L’Os à ses côtés. Nous voilà tout proches, songea-t-il. Tout proches. Arrivé au sommet de la berge en pente douce, il marqua toutefois un temps d’arrêt.

La lune s’était couchée, mais à la lueur des étoiles, et à celle, plus douce, semblant émaner de L’Os, de la cabane, de la prairie elle-même, il vit, garée à l’ombre des arbres, la berline noire et les hommes qui en sortaient.

« L’Os », hésita-t-il.

Mais L’Os se redressa d’un coup, se débarrassant de sa faiblesse et de son humanité en un soudain et apocalyptique accès de lumière bleue ; de l’autre côté de la prairie, six silhouettes approchaient de la cabane de l’aiguilleur et L’Os, en les regardant, rugit sa douleur et son indignation.

Il les avait déjà vus auparavant. Il savait ce qu’ils étaient. L’Os survola la prairie dans un tourbillon d’énergies étranges, son humanité disparaissant comme la lueur d’une luciole : c’étaient des tueurs, des meurtriers, de la même espèce cruelle qu’il avait si souvent vue dans les dépôts de chemin de fer ; sauf que l’Autre était désormais proche, il ne devait pas les laisser la menacer. Cette nouvelle partie de lui-même, non humaine, était d’une puissance immense, à laquelle L’Os s’abandonna.

Ils étaient ses ennemis. Ils tomberaient. Il sentit les flammes sans lumière danser au bout de ses doigts et pensa : il le faut.

Ce fut sa dernière pensée humaine.

En descendant de voiture dans la prairie silencieuse, Creath sentit ses jambes perdre de leur assurance. Il faisait noir, il était désormais plus de minuit, et la possibilité d’un meurtre paraissait bien trop imminente, comme inscrite dans ces hommes, dans leur sinistre intensité. Peut-être n’avaient-ils pas une nature de meurtrier – si une telle chose existait –, mais ils avaient brisé, cette nuit-là, toutes les inhibitions qu’ils connaissaient en plein jour. C’était leur Halloween, leurs bacchanales. Et Clawson n’en était plus le foyer, car il s’en remettait subtilement à Greg Morrow, qui personnifiait plus nettement l’esprit de l’expédition. C’était Greg qui avait commis la transgression la plus osée. Qui avait assassiné un homme.

« Silence, maintenant », intima celui-ci au moment où les cinq hommes s’alignaient derrière lui. Ils n’avaient plus que des fusils, pas de torches. « Ils sont là. J’en suis certain.

— Des fornicateurs et des adultères, dit Clawson comme pour se rassurer.

— Pire », murmura Greg. Et il tournait de temps en temps la tête vers Creath, comme pour dire : je n’ai pas organisé cela. Une espèce de trajectoire incontrôlée nous a tous conduits ici. Mais c’est juste et correct et constitue – Creath le lut dans son regard – un point culminant convenable.

Greg Morrow, s’aperçut Creath, n’était pas totalement sain d’esprit. Mais, pensa-t-il, mon Dieu, qui l’est, ici ? Qui de nous qui nous trouvons là dans l’obscurité ?

Ils se glissèrent entre les arbres. Creath sentit de la sueur glacée se former sur son front. Il en frémit. Tout autour d’eux, la gelée blanche produisait un scintillement étoilé. L’hiver approchait. Il pensa alors : eh bien, et si elle est là ? Qu’est-ce qui se passe ?

Il ne trouva pas de réponse en lui. Il sentit le poids du fusil dans sa main. Mais tous les autres en avaient un aussi.

Greg fonça vers cette misérable cabane délabrée, celle dans laquelle avait vécu cet aiguilleur à demi fou nommé Colliuto jusqu’à ce que des gamins le trouvent mort de froid au printemps 1925. Le passage des ans et des intempéries l’avait abîmée. Des murs en lattes, un toit de papier goudronné avec un trou au sommet, à l’emplacement d’un ancien tuyau de poêle, désormais comblé par un nid d’oiseaux à base de boue sèche et d’herbe de la plaine. Ça doit être froid et sale, là-dedans, se dit Creath. Il ne pouvait y avoir quelqu’un à l’intérieur… et pourtant une vague lumière sortait d’entre les planches.

Son foutu sourire enfiévré figé sur les lèvres, Greg donna un coup de pied dans la porte, qui tomba devant lui comme du carton-pâte. Des volutes de poussière s’élevèrent. Les hommes s’approchèrent en hâte avant de battre en retraite devant l’inquiétante lumière bleue.