Creath sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque.
La chose à l’intérieur tendit le cou pour le regarder. Les peurs religieuses de toute une vie le poussèrent à s’écarter, par déférence. Les autres hommes crièrent de consternation… mais ce n’est que le point culminant naturel, se dit plus ou moins clairement Creath, la conséquence raisonnable : nous sommes au-delà de l’admissible, nous frayons désormais avec les anges et les démons.
En vérité, il ne pouvait dire de quoi il s’agissait. De toute évidence, la créature n’était pas humaine. Elle se tenait au fond de la cabane, et Creath avait conscience de ses ailes lumineuses – si c’était bien des ailes – déployées derrière elle, vortex bleu de lumière sans substance. Et lui-même en scruta le visage.
Il ne se serait plus cru capable de s’étonner de quoi que ce soit, mais ses yeux s’écarquillèrent de stupéfaction en reconnaissant la créature.
C’était elle.
Il sentit ses propres membres froids et distants comme de la glace. Ange ou démon, songea-t-il, c’est elle, doux Jésus, mon amour secret, aimé et détesté à la fois, celui qu’on m’a volé. Il remua les lèvres : Anna…
Elle s’avança alors.
Les autres hommes prirent la fuite en direction de l’automobile. « Mon Dieu, cria Bob Clawson, regardez, là, sur la berge, une autre de ces horreurs ! » Creath la vit aussi, créature similaire se précipitant vers eux de l’autre bout de la prairie. Il en sentit la colère malgré la distance. Le moteur de la berline rugit. Il ne restait plus que deux hommes dans la cabane, Greg et Creath, tous deux immobiles, le regard fixe, impuissants. Car, pensa Creath, d’une certaine manière, nous nous y attendions depuis le début. Nous l’avons mérité. Ses pensées évoluaient avec une lucidité extrême, démente. C’est acquis et payé.
La petite Wilcox, Nancy, jaillit de la cabane pour courir vers la berge en bougeant les bras dans tous les sens.
L’ange regarda Creath avec le visage d’Anna, impénétrable.
Le démon avançait à toute allure en direction de Creath.
Se tournant en une espèce de mouvement lent et sans grâce, ce dernier vit Greg Morrow lever son fusil.
« L’Os », dit faiblement Travis. Mais on ne pouvait le rappeler.
Travis tomba à quatre pattes dans la prairie gelée. Tout se déroulait trop vite pour lui. L’Os fonçait sur la prairie comme le spectre de ses propres colères et de ses propres peurs enfin libéré : il va tous les tuer, se dit Travis, Dieu nous vienne en aide, et il pensa à Nancy.
Mais elle avait réussi à sortir de la cabane et venait à sa rencontre. Sans se soucier de sa propre douleur, il se leva et courut vers elle. Elle lui tomba dans les bras, mais il ne put détourner les yeux : il vit L’Os, tout de lumière, de feu et de douleur, approcher des hommes du village, qui s’éparpillèrent devant lui. Nancy sembla vouloir se réfugier en lui, mais il la repoussa : « Écoute, il faut s’enfuir. L’Os est fou, il déborde de haine, car tout ce qu’il a appris ici, c’est la haine, et il faut qu’on lui échappe.
— Non, répondit Nancy. Anna a promis…
— Elle n’a rien promis du tout ! C’est dangereux, ça l’a toujours été ! Nancy… » Il la tira par le bras. « … Viens. »
On peut descendre la berge et suivre la rivière, se dit Travis. Ce serait bien. Cela nous procurerait un peu de sécurité. Mais il ne vit pas, à l’autre bout de la prairie vide, Greg Morrow braquer son fusil, et ne put que ressentir une surprise impuissante quand il entendit le coup de feu, quand il sentit la douleur au moment où la balle lui traversait l’épaule.
La détonation sortit Creath de sa transe. Greg avait visé et raté la chose-démon, ce qui ne semblait pas l’inquiéter : Creath vit le garçon tourner avec un calme surnaturel son arme vers la cabane de l’aiguilleur.
Le démon était presque sur eux, Creath entendait le son qu’il produisait, un gémissement sinistre et inhumain, un hurlement condensant tout le chagrin et l’indignité du monde. Ce bruit le glaça. Il se dit que cette chose devait avoir des yeux, devait voir qu’elle ne pourrait atteindre Greg Morrow avant qu’il accomplisse ce qu’il envisageait si manifestement de faire. Le gamin braqua le canon de son fusil vers la chose dans la cabane… la chose-Anna.
Comme elle était encore belle. Étrangement, il arrivait même à l’admettre (et il semblait avoir le temps d’admettre beaucoup de choses, dans sa nouvelle lucidité, puisque tout évoluait au quart de sa vitesse normale) : le changement qu’elle avait subi aurait dû la rendre abominable. Mais elle ne l’était pas. Simplement délicate, fragile, nimbée de lumière, enveloppée de luminosité ambre et turquoise, ailée de lumière : d’une beauté éthérée, au-delà de la luxure, déchirante ; elle parlait, comme, devina-t-il, elle l’avait toujours fait, à la plus profonde pépite de son moi. Il pensa aux choses perdues, au temps perdu, aux occasions perdues, aux vies tout entières perdues en vivant une vie. Les larmes lui vinrent aux yeux. Je suis trop vieux pour pleurer, se dit-il. Trop vieux, trop fatigué, trop près de la mort. Chatoyante, la mort se précipitait vers lui sur un vent d’automne.
Ce doit être cette beauté que Greg déteste, pensa-t-il en voyant le gamin viser Anna.
Creath soupira. La mort si proche mais pas assez pour sauver Anna. Il s’imagina voir le doigt du garçon se raidir sur la détente.
Son propre fusil se releva d’un coup. Il en eut à peine conscience. Le recul lui percuta l’épaule. Creath cria de douleur.
Greg Morrow tournoya. La balle avait parfaitement atteint sa cible, le tuant net. Son fusil se déchargea – les doigts se crispant par réflexe – mais le projectile alla se perdre.
Creath sentit son propre fusil tomber par terre.
Anna était toujours vivante. Elle tourna les yeux vers lui, impénétrables puits ronds.
C’est bien qu’elle vive, se dit Creath. Au moins ça.
Le démon tomba sur le corps de Greg Morrow, sembla le ramasser et le jeter – mais cela n’avait aucun sens – dans une direction différente de toutes celles perceptibles : le corps disparut tout bonnement. Creath regarda le démon avec calme et décela un visage, indistinct mais plein de rage, et cela aussi, se dit-il, est bon et juste, que la mort ait un visage.
Mains ouvertes, Creath fit face à la créature.
La mort s’abattit sur lui comme une épée enflammée.
« Va, dit Travis à Nancy. Descends la berge. Cache-toi. »
Elle ne voulait pas le quitter, mais elle jeta un coup d’œil à la silhouette de L’Os – de L’Os transformé – et quitta la prairie en sanglotant.
Travis ne pouvait pas bouger. La douleur de sa blessure par balle avait irradié en lui. Toute la fatigue des derniers jours lui était tombée dessus d’un coup, comme le sommeil. Ses paupières pesaient une tonne. Il trouva bizarre de ne ressentir, au bord de la mort, que cette fatigue.
Allongé sur le dos dans la prairie glacée, Travis tourna la tête.
L’automobile avait disparu. L’Os se dirigeait vers les deux hommes restants… Greg et Creath, il reconnaissait leurs silhouettes à la lueur des étoiles, puis Creath leva son fusil (tout cela arrivait trop vite pour qu’on arrive à suivre), mais L’Os était sur eux et ils avaient disparu, jetés dans ces limbes entre les mondes, mis au rebut. Morts.
L’Os se retourna dans sa direction.
Impuissant, Travis regarda le monstre s’approcher de lui.
Il ne restait plus rien de L’Os dans cette chose. Elle était faite de lumière, mais pourvue de substance, car ses pieds s’enfonçaient dans l’herbe de la prairie. Elle sentait l’ozone, les feuilles brûlées, et Travis se dit qu’elle ne pourrait durer longtemps dans ce monde : elle contredisait trop de lois naturelles. Cela se voyait. Une telle chose n’aurait pas dû exister.