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Le jeune homme ressentit une réticence d’une force surprenante à franchir le seuil. Il emporta néanmoins son sac de l’autre côté de la porte, dans le silence tictaquant.

Des tapis de Perse. Des pendules.

Un ventilateur électrique qui ronronnait dans la cuisine blanchie à la chaux.

« Creath, avertit Liza, Travis est là. »

Creath Burack était l’homme épousé par Liza (« un homme sérieux », disait-elle toujours à la mère de Travis : il dirigeait la fabrique de glace de Haute Montagne) : immobile dans un fauteuil, son gros ventre recouvert d’une salopette, le cheveu rare, il ne se leva que le temps de serrer la main de Travis. D’une poigne énorme, douloureuse.

« Tu commences à travailler demain », annonça Creath Burack.

Travis hocha la tête. « Eh bien, tu aimerais sans doute voir ta chambre », dit Liza.

Elle le conduisit à l’étage, par un escalier recouvert de moquette, jusqu’à une chambre au plancher nu et aux murs chaulés, sans autre mobilier qu’un étroit lit en cuivre et une commode en pin. Travis souleva une guillotine jaunissante et vit un méandre de la rivière, le pont de chemin de fer, et l’horizon comme une ligne tracée sur le ciel.

Quelque chose bougea, légèrement, dans le grenier au-dessus de sa tête.

Il regarda Liza, qui détourna les yeux. « On a une autre pensionnaire là-haut, expliqua-t-elle, mais tu ne pouvais pas le savoir. Tu feras sa connaissance au dîner, j’imagine.

— Oui m’dame. »

Elle s’arrêta sur le seuil et son regard se durcit.

« Travis, je veux que tu saches qu’il n’a jamais été question de ne pas t’accueillir ici.

— Non m’dame.

— Oh, Creath a pu élever une objection. Mais c’est juste qu’il tient à sa tranquillité. Non, les liens du sang sont plus forts, je lui ai dit. Dès que j’ai appris le malheur arrivé à ta maman, j’ai dit, eh bien, on va recueillir Trav, et tu pourrais peut-être lui trouver une place à la fabrique de glace. Ce qui est arrivé à Mary-Jane n’est pas de ta faute, j’imagine… plutôt de la sienne… » Le regard que Travis lui décocha alors la poussa à préciser : « … enfin, si tant est qu’il y ait faute. Mais je tenais à ce que tu le saches : ce n’est pas le genre de maison auquel tu es peut-être habitué. Nous avons des codes de conduite. Et Creath n’aime pas beaucoup le bruit. Mieux vaut rester discret quand il est dans le voisinage, Travis, d’accord ? Et ne pose pas trop de questions. »

Une ancienne douleur assombrissait le visage de la quinquagénaire.

« Oui m’dame », promit Travis.

Elle referma la porte, le laissant contempler les murs crème.

Le crépuscule vint, et il n’avait pas allumé l’unique lampe au plafond lorsque Liza Burack l’appela en bas pour le repas.

La table du dîner croulait sous la nourriture. Il se rappela aussi cela, sur sa tante Liza, qu’elle se donnait beaucoup de mal pour cuisiner pour les autres, moins par générosité que par compensation, comme si elle pensait pouvoir masquer une faiblesse secrète par la seule abondance de la nourriture. Poids neutre et massif, Creath était déjà installé à table, sur laquelle Liza posait une saucière pleine à ras bord ainsi qu’un bol en porcelaine blanche rempli de purée de pommes de terre.

« Ça a l’air délicieux, dit Travis. Maman a toujours beaucoup admiré tes talents de cuisinière, tante Liza.

— Assieds-toi donc, répliqua Liza avec nervosité. C’est en mangeant que tu me le prouveras, Travis. »

Il se fit l’impression d’avoir toujours six ans.

« Il a fallu beaucoup de travail pour dresser cette table », proféra Creath et Travis se dit : oui, de son travail à elle, mais de toute évidence, l’homme parlait de la fabrique de glace. « Beaucoup de temps et beaucoup de travail. J’espère que tu en as conscience.

— Oui m’sieur.

— On n’a rien sans rien. » Creath avait les yeux dans le vague et Travis devina qu’il répétait souvent tout cela. « Dans la vie, on n’obtient rien sans se donner de la peine, tu comprends, Travis ?

— Oui.

— C’était peut-être le problème avec ta mère. Elle attendait trop de la vie sans vouloir travailler pour l’obtenir. Eh bien, j’imagine qu’on sait tous où cela mène. »

Je suis un invité, ici, songea Travis, les dents serrées. Je ne peux pas dire ce que je pense. Cela ne l’empêcha pas de considérer Creath Burack avec un mépris à peine dissimulé.

« Creath, dit Liza d’un ton de légère réprimande.

— Je dis juste ce qu’il faut que le gamin comprenne. Mieux vaut qu’il le sache maintenant plutôt que ça lui cause des ennuis plus tard. »

Liza posa en silence sur la table un rôti à la cocotte fumant dont la chaleur et l’humidité remplirent la salle à manger : Travis sentit une goutte de sueur lui dévaler la poitrine. Son estomac lui paraissait s’être recroquevillé.

« Parce que, poursuivit Creath, et je le dis en toute honnêteté, je n’accepterai pas que tu te donnes moins qu’à fond, à l’usine. Certains pourraient dire que c’est du favoritisme, si je t’ai engagé. Mais moi, je ne crois pas. Je ne trouve pas antichrétien d’aider un membre de la famille dans le besoin. Au contraire. Mais ne confondons pas charité et indulgence. C’est tout ce que j’essaye de faire comprendre. Il va falloir bosser. Les choses ont peut-être été faciles pour toi jusqu’ici. Mais la triste vérité, c’est qu’elles ne vont pas l’être à partir de maintenant. »

Travis répondit tranquillement : « Quand maman était malade, j’ai engagé les hommes pour la moisson. J’ai conduit un tracteur, et un attelage de chevaux quand on a vendu le tracteur. Et quand on ne pouvait plus engager d’aide, je me suis chargé autant que possible de la moisson tout seul.

— Eh bien, dit Creath, on sait ce que cela a donné, n’est-ce pas ?

— Creath, se hâta d’intervenir Liza, tu veux bien dire les grâces ? »

Son mari marmonna un rendons-grâce-à-Dieu et tendait la main vers les petits pois à l’eau lorsque l’autre pensionnaire des Burack descendit les rejoindre.

Elle n’avait fait aucun bruit sur la moquette des escaliers, aussi Travis sursauta-t-il en apercevant sa silhouette. Il avait oublié le grenier. Il se leva de table, geste de politesse enseigné par sa mère à l’arrivée d’une femme.

Il y eut un bref silence tendu.

« Travis Fisher, Anna Blaise », présenta Liza d’un ton distant.

Il regarda longuement la nouvelle arrivante avant de se souvenir de lui tendre la main. « Ravi », prononça-t-il maladroitement, et elle lui fit une espèce de révérence.

Il avait conscience de se montrer impoli, mais elle était d’une beauté impressionnante. Elle est jeune, pensa Travis, peut-être de mon âge, mais plus il la regardait, moins il avait de certitudes à ce sujet. Malgré sa beauté radieuse et sa peau lisse, ses yeux ouvraient sur des profondeurs qu’il n’associait pas à la jeunesse. Elle avait le visage rond, des cheveux blonds sommairement coupés et noués derrière la tête avec une séduisante insouciance. Elle fixait le sol comme sans trop savoir ce qu’elle devait dire ou faire, mais sous cette timidité perçait une grande assurance, une économie de mouvements face à laquelle Travis se sentit maladroit.

« Pourquoi ne pas tous nous asseoir ? proposa Liza d’une voix impassible.

— D’accord », répondit Anna, dont la voix correspondait à l’apparence : calme et modulée, comme une flûte jouant dans le lointain. Elle s’assit face à Liza Burack, apportant la symétrie à la tablée.

Durant un temps, personne ne dit rien et le cliquetis des couverts résonna dans le silence.

Travis observa à la dérobée la jeune fille manger. Elle gardait les yeux baissés, ingérait de petites portions, se servait avec délicatesse de son couteau et de sa fourchette. Il lui vint à l’idée de s’étonner que les Burack aient pris un autre pensionnaire. Il se souvenait de sa tante et son oncle comme de gens extrêmement attachés à leur vie privée. À leur vie de famille. L’époque est mauvaise, pensa-t-il : ils ont sans doute besoin d’argent. Mais d’où venait-elle ?