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« Je suis de l’Oklahoma, s’aventura-t-il. Près de Beaumont. »

Elle leva très brièvement les yeux vers lui.

« Oui, dit-elle. Les Burack m’ont avertie de votre arrivée.

— Vous êtes d’ici ?

— Des environs.

— Vous travaillez au village ?

— Non, ici, répondit-elle. Dans la maison. Je fais de la couture, du…

— Pour l’amour du ciel, coupa Creath, laisse-la tranquille. »

Travis en fut mortifié. « Désolé », s’excusa-t-il.

Anna Blaise sourit et haussa les épaules.

Il y a quelque chose qui ne va pas, pensa Travis. Quelque chose de bizarre qui ne va pas. Il continua néanmoins à manger.

« Vous avez à peine entamé le rôti », soupira Liza quand ils en eurent fini. Elle se leva avec un petit gémissement et souleva le grand plat en porcelaine. Anna se dressa de son propre chef pour prendre son assiette puis celle de Travis et de Creath.

Il y eut dans la cuisine un bruit de vaisselle et de robinet.

Creath produisit un long cigare de Virginie qu’il alluma avec beaucoup de cérémonie. Il regarda un moment Travis par-dessus le bout rougeoyant.

« Ne crois pas que je ne sais pas ce qui est en train de se passer, dit-il.

— Pardon ?

— Ne hausse pas la voix. » Il souffla une volute de fumée. « Tu crois que je ne sais pas. Mais je sais. La chaleur, l’été… et tu la regardes… tu as des sentiments. Sauf que rien de la sorte ne se produira sous ce toit. Ne me réponds pas ! Ce n’est pas une conversation. Ce sont les règles. Elle est beaucoup trop bien pour toi, Travis Fisher. »

Stupéfait, le jeune homme chercha une réponse. Mais avant qu’il en trouve une, Liza rapporta de la cuisine des assiettes en porcelaine garnies de parts sirupeuses de tarte aux mûres.

« Eh bien, s’exclama Creath, quel festin ! »

Il était environ minuit quand Nancy Wilcox passa devant la maison des Burack sur DeVille.

Elle venait du champ ouvert, de l’endroit où la voie ferrée enjambe la Fresnel et où Greg Morrow l’avait abandonnée quand elle avait refusé de lui laisser mettre la main sous sa jupe.

Fils aîné d’un employé des silos, Greg était d’un caractère plutôt rugueux. Il possédait une Ford T, vieille de dix ans et dont l’un des cylindres était abîmé, dans laquelle il paradait avec toutes les filles qu’il arrivait à persuader d’y monter. Il chiquait et parlait ce que les Femmes baptistes appelaient « un langage de caniveau ». C’était précisément le genre de garçon avec lequel sa mère n’aurait pas voulu la voir sortir… ce qui pouvait justement expliquer pourquoi Nancy avait accepté de l’accompagner. Sa grossièreté était assez fascinante.

Mais en fin de compte, Greg n’était pas la personne avec qui Nancy voulait le faire. Si elle avait eu le moindre doute à ce sujet, ce qui s’était passé au pont l’avait dissipé. Elle n’était pas prude, elle avait lu des choses sur l’amour libre dans un livre de H.G. Wells avant que sa mère la surprenne avec (et fasse disparaître le mince volume de la bibliothèque municipale) ; elle l’avait même fait deux fois avec un garçon nommé Marcus dont la famille avait depuis déménagé dans l’Ouest.

Mais pas avec Greg. Greg semblait considérer cela comme son dû, comme son droit, et Nancy ne s’était pas sentie obligée de le conforter dans ses illusions. Aussi l’avait-il chassée de la Ford près du pont, ce qui l’avait rendue un peu nerveuse, des vagabonds s’y rassemblant depuis quelque temps : elle avait vu leurs feux scintiller dans l’obscurité anguleuse sous le pont de chemin de fer. Mais elle s’était mise en marche d’un pas régulier, sans s’affoler, et n’avait guère tardé à retrouver les réverbères et les érables négondos. Bien entendu, rentrer si tard lui vaudrait une engueulade indignée, mais dans un sens, elle était contente. Elle aimait ce moment de la nuit, elle aimait écouter le village tictaquer et rafraîchir après la fournaise subie par ce jour de juillet. La brise de minuit lui semblait apaisante sur son visage ; les arbres murmuraient entre eux dans ce qu’elle aimait imaginer être un langage secret.

Elle leva les yeux vers la demeure des Burack, silhouette grise sur fond d’étoiles.

Dans le noir, la maison ressemblait exactement à ce pour quoi, de toute évidence, Mme Burack la prenait : une solide clef de voûte dans la structure sociale de Haute Montagne. On ne voyait pas la peinture écaillée ni les gouttières encombrées de débris végétaux. Nancy sourit toute seule en pensant à ce que sa mère disait toujours des Burack : ils avaient quelque chose de bizarre, de vraiment bizarre, et cette fille dans le grenier !… À peine plus bavarde qu’une sourde-muette, et beaucoup moins saine d’apparence.

En levant la tête vers la mansarde, Nancy y vit luire une vague lumière, comme une espèce d’étrange phosphorescence derrière les jalousies jaune soleil.

« Curieux », se dit-elle…

Et maintenant, il y avait aussi ce garçon, Fisher, celui qui avait mangé au restaurant dans l’après-midi.

Des bruits avaient couru sur lui : une famille sans père, une mère qui ne tenait pas en place, des allusions à une vérité plus sombre. Mais peut-être, songea Nancy, s’agit-il encore du moulin à rumeurs des Femmes baptistes, meulant une minuscule graine de vérité. Il avait semblé sympathique. Quoique distrait. Il avait oublié son magazine au restaurant. Nancy en avait longuement observé la couverture : des chevaux, des pistolets, une chaîne de montagnes violettes. Il vient de loin.

Elle laissa la brise nocturne lui rejeter les cheveux en arrière. Elle se faisait parfois l’impression d’une ombre, à errer ainsi de nuit dans les rues. Le temps l’emportait comme un bouchon de liège sur une vague – elle avait déjà dix-huit ans – et depuis peu, elle se demandait désespérément il l’emportait. Elle rêvait parfois de montagnes (comme celles sur le magazine bon marché de Travis), de grandes villes, d’océans. Elle frissonna, les yeux toujours levés vers la vieille maison des Burack.

Elle se demanda quel genre de personne était Travis Fisher, et à quoi il rêvait.

Dans le grenier, la lueur brilla plus fort.

Allongé dans son lit, épuisé mais absolument incapable de trouver le sommeil, Travis sentait une désagréable excitation nerveuse le parcourir comme une rivière. Il lui fallait s’habituer à la pression du matelas sous lui. Il avait recouvert son corps nu d’un unique drap, parce qu’on était en été et que toute la chaleur présente dans la maison montait pour s’accumuler dans les chambres étroites à l’étage. Le grenier, pensa-t-il, doit être brûlant.

Elle ne fait pas beaucoup de bruit.

Anna Blaise, se dit-il, en savourant le nom : Anna Blaise, Anna Blaise.

Il avait entendu, durant la longue soirée, le bruit impatient de sa machine à coudre à pédale, sa radio branchée quelque temps. Puis le silence. Plus tard, la rapide compression des ressorts de son sommier.

La maison produisait ses propres bruits, soupirs et gémissements. Travis avait entrouvert la fenêtre avec une moustiquaire amovible, et de temps en temps, une brise venait soulever le coin du drap. Dormir, pensa-t-il, et c’était désormais une prière : dormir, oh, dormir.