Ils continuèrent leur marche sur les trottoirs obscurs jusqu’à L’Éperon et au cinéma Fox.
Il y avait un peu d’attente à la caisse, où Travis remarqua d’autres filles, des lycéennes ou à peine davantage, et la manière dont elles regardaient Nancy Wilcox, par des coups d’œil obliques et furtifs. Il reconnut le phénomène et se demanda ce que Nancy avait de spécial. Il acheta deux billets et ils s’assirent côte à côte au balcon, gardant un certain temps le silence et les yeux baissés tandis que l’épais rideau de velours se levait devant l’écran et qu’une femme corpulente jouait des ouvertures sur le Wurlitzer. Travis avait conscience de la pression tiède de la fille contre son flanc. Elle sent bon, pensa-t-il, avec ce parfum mêlé d’un tout petit reste de l’odeur d’une longue journée de travail dans un restaurant étouffant. C’était une odeur saine qui le stimula et le rendit nerveux : il se demanda ce qu’elle attendait de lui, s’il devait lui tenir la main ou se tenir tranquille. Il ne voulait pas lui manquer de respect. Puis les lumières s’éteignirent, l’orgue se tut en sifflant et le film commença, un de ces films avec cocktails et robes de soirée au cours desquels chaque personnage lance des traits d’esprit prémédités tout en évoluant dans des pièces que Travis trouva à la fois insupportablement grandes et richement meublées. Il le suivit avec une espèce d’incompréhension abasourdie, et quand Nancy avança son corps dans sa direction, il noua son bras au sien, ce qui leur permit au moins d’atteindre une certaine intimité.
Après le cinéma, ils allèrent boire un Coca.
Les cheveux de Nancy lui étaient à nouveau tombés dans les yeux. Elle sonda la glace avec sa paille avant de dire : « Tu ne sors pas beaucoup, hein ?
— Ça se voit tant que ça ?
— Oh, pas spécialement. Tu n’as juste pas l’air vraiment à l’aise. »
Il garda un silence prudent.
« Tu devais être une sorte d’inadapté, là d’où tu viens, non ?
— Tu tiens ça de ta mère ?
— En quelque sorte, mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Je parlais de ta manière de te déplacer, de parler. Très, je ne sais pas, sur tes gardes. Comme si quelque chose allait te sauter à la figure.
— Un inadapté, dit-il. Ouais, j’imagine.
— Je suis une inadaptée. Tu le savais ? » Elle prit une nouvelle gorgée de soda.
« À cause de ces livres ?
— Entre autres. Personne ne lit, ici. Même pas Mlle Thayer, qui travaille à la bibliothèque. Mais ce n’est pas tout. » Elle ajouta comme s’il s’agissait d’une confidence d’une importance vitale : « Je ne m’entends pas avec les gens.
— Je connais ça, assura Travis.
— En partie à cause de ma mère. Elle tient absolument à faire preuve de vertu. Elle croit que le monde va droit en enfer. Du coup, je suis sous pression pour me montrer à la hauteur, j’imagine. Je suis censée être parfaite… une irréprochable petite imitation féminine du Christ. Je pense que j’ai juste, eh bien, craqué. » Elle rit. « Elle a tellement peur de tout, tu comprends, Travis ? Elle est pleine de peur et de soupçon. Tout l’inverse de moi. »
Il eut un sourire distant. « Tu n’as jamais peur ?
— Pas des mêmes choses qu’elle.
— Et elle a peur de quoi ? »
Nancy regarda dehors par la longue vitrine du bar. L’obscurité était désormais tombée depuis longtemps. Toutes les automobiles avaient allumé leurs phares. « De l’amour. Du sexe. De la politique. Des gros mots. » Elle fit un geste. « De tout ça.
— Oh », fit Travis, déconcerté.
« Tu en as peur, toi ? » Elle le regardait, maintenant.
« Ah ! ça non », répondit-il en espérant ne pas mentir.
Mais elle rit et sembla se détendre. « Non, dit-elle, non, je ne pense pas, en effet. » Elle termina son Coca. « Tu me raccompagnes ? »
Arrivés au coin de sa rue, Nancy se retourna pour lui toucher le bras. « Je ne veux pas que ma mère nous voie. On l’aura bien assez tôt sur le dos comme ça. Tu peux m’embrasser, si tu veux, Travis. »
La proposition le surprit. Il se montra maladroit mais ardent.
Elle hocha ensuite la tête d’un air songeur, comme si elle venait de porter une notation particulièrement significative dans son calepin personnel. Les mains de Travis s’attardèrent sur elle.
« Un jour, lança-t-elle, il faudra que tu me dises la vérité.
— Sur quoi ?
— Tu sais bien. Sur là d’où tu viens. Sur ce qui s’y est passé. » Elle hésita. « Sur ta mère.
— C’était une femme très bien, assura Travis.
— Est-ce vraiment la vérité ? »
Il s’écarta d’elle. « Oui. »
3
Trois dimanches après l’arrivée de Travis à Haute Montagne, Liza Burack prépara ses mille-feuilles spéciaux pour la vente de plats cuisinés des Femmes baptistes.
C’était une journée aussi chaude et poussiéreuse que toutes les autres de cet été brûlant, et on disposa les plats sur la pelouse de l’église baptiste, à l’ombre des hauts vitraux quadrilobés qui en constituaient le seul ornement. Le révérend Shaffer avait sorti les grandes tables en bois d’épinette, désormais recouvertes des bâches apportées par Mme Clawson. On arrangea les mets dessus – d’une manière que Liza trouva très artistique, avec les sucreries et pâtisseries en cercles séduisants, telles de minuscules œuvres d’art. On avait, comme d’habitude, attribué la place d’honneur au gâteau aux amandes de Shirley Croft. Celle-ci montait en personne la garde contre les mouches qui tournoyaient et qu’elle chassait à l’aide d’une branche de sureau avec une expression vigilante comparable à celle que son défunt mari avait dû afficher face aux Allemands durant la bataille de la Somme.
Faye Wilcox se tenait à un bout de la table, Liza à l’autre, comme les deux pôles d’une pile électrique.
Je vais juste flâner jusque-là, pensa Liza. Après tout. Les apparences. Et vu la manière dont se déroulent les choses… bon.
Elle passa avec légèreté devant les sablés au beurre et les cornets à la crème.
Ce sont ces moments-là que je préfère, se dit-elle, au milieu de tous ces gens et de ces discussions à bâtons rompus. Cela lui donnait l’impression qu’on la tirait dans plusieurs directions à la fois. Si elle fermait les yeux, elle s’imaginait presque en train de flotter, les plats comme des îles éparpillées sur l’océan de l’après-midi, la chaleur sur elle comme une bénédiction. Tout se condensait dans ce minuscule instant de vécu.
Mais ce genre d’idées l’inquiétait (ses pensées avaient un peu trop tendance à vagabonder, ces derniers temps) et elle se força à reprendre le cap : Faye Wilcox, se dit-elle, parle à Faye.
Pesante et hostile, Mme Wilcox croisait les bras sous la poitrine. Son corps ressemblait tout à fait à une espèce d’excroissance désagréable malencontreusement devenue visible par tous. Eh bien, se dit Liza, c’est à cause de sa tenue, on croirait presque un sac. Encore que je ne fais pas mieux. Elle ressentit quelques instants d’embarras en baissant les yeux sur ses propres vêtements. Les préparations culinaires de la matinée avaient laissé des traînées blanches sur sa robe bleu vif. Elle avait oublié de se changer. Et s’était-elle recoiffée ? Mon Dieu, mon Dieu, mais où ai-je la tête ?
« Quel magnifique après-midi, Liza. » Le révérend Shaffer allait et venait sur la grande pelouse verte de l’église. C’était un homme jeune avec, se dit Liza, quelque chose de presque féminin, très différent du révérend Kinney, mort tout juste deux automnes plus tôt. Le révérend Shaffer se servait de sa chaire pour délivrer d’obscures paraboles et poser des questions, là où le révérend Kinney s’intéressait davantage aux réponses. Liza trouvait cela très symptomatique des changements s’étant abattus sur le pays et le village comme sur sa propre vie. Mais elle ne devait pas s’attarder sur ce sujet. « Superbe, révérend. »