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Les mouches pullulaient, la chaleur vous écrasait, et on ne voyait pas le moindre client.

« Tout le monde adore vos gâteaux à la crème, affirma le pasteur.

— Ce sont des mille-feuilles, répondit Liza par réflexe.

— Pardon ?

— Maman les appelait toujours des mille-feuilles. Mary-Jane, ma sœur, ah, comme elle aimait ça ! Elle en réclamait sans cesse à notre mère. “Fais tes milf, maman, fais tes milf !” Elle n’arrêtait pas d’en manger, sans jamais grossir. Tout le contraire de moi…

— Et comment va votre sœur ? s’enquit, perplexe, l’ecclésiastique.

— Elle est morte, répondit Liza. Et en enfer, j’imagine. »

Le révérend Shaffer fronça les sourcils. « Ce n’est pas à nous d’en juger, Mme Burack.

— Vous ne connaissiez pas Mary-Jane, révérend. Je vous en prie… prenez un mille-feuille. »

Mais le révérend n’en fit rien et s’éloigna après l’avoir considérée d’un regard froid.

Comme les choses avaient changé depuis son enfance. À l’époque, il existait la vertu et le vice, essences pures et distillées entre lesquelles on pouvait choisir. Et non cette terrible confusion qui troublait tout. Liza redressa le dos pour regarder Mme Wilcox… la mère de Nancy.

« J’adore tes tartelettes aux raisins secs », dit-elle.

Faye Wilcox la regarda comme de très loin. « Tu n’en as même pas goûté une, ma chère Liza.

— Oh, je ne pouvais pas. Mais elles sont si belles. Vraiment parfaites.

— Merci, dit Faye.

— Tu as vu mes mille-feuilles ?

— Adorables, comme toujours. »

Elle est si dure, pensa Liza avec tristesse. D’une dureté de granit. Par le passé, bien entendu, elles avaient été amies… du moins alliées : sur leurs gardes, mais avec des objectifs communs. À cette époque (trois ans auparavant : elle revoyait le pique-nique annuel et les cartons d’invitation marqués « été 1929 »), Liza était la plus en vue des Femmes baptistes. C’était elle qui avait organisé la campagne de protestation auprès du conseil d’administration de l’école publique pour que les manuels scolaires cessent leur promotion inconsidérée du darwinisme, elle aussi qui présidait le comité antialcoolique. Chacun en convenait : sans Liza Burack, les Femmes baptistes auraient été une organisation nettement moins efficace.

Mais certaines choses avaient ensuite commencé à se produire. Certaines choses sur lesquelles elle n’avait aucun contrôle. Cette fille, Anna Blaise, avait emménagé. Creath s’était mis à se comporter bizarrement. Mary-Jane était tombée malade là-bas en Oklahoma, Mary-Jane à qui Liza ne pouvait absolument pas aller rendre visite, à cause de la distance, mais aussi du genre de femme que sa sœur s’était laissée aller à devenir.

Si bien que Liza s’était flétrie. Elle avait entendu des gens utiliser cette expression. Flétrie. Quel mot étrange. Cela lui évoquait des fleurs laissées trop longtemps dans un vase. Elle pensa avec une certaine stupéfaction : j’ai flétri.

Bien entendu, Faye Wilcox avait occupé le vide laissé par Liza et c’était elle qui désormais lançait les campagnes de protestation et organisait les boycotts de bibliothèques, c’était à elle qu’on venait maintenant demander conseil.

Mais Faye a un talon d’Achille, elle aussi, se dit Liza en réprimant un certain plaisir vindicatif. Sa fille, à la réputation plutôt douteuse. Faye s’en plaignait parfois, mais avec assez d’astuce pour en rejeter la faute sur l’enseignement…

Et voilà que Nancy Wilcox et Travis Fisher sortent ensemble, se dit Liza.

« J’imagine que tu es au courant, pour Nancy et le fils de ma sœur ? »

Faye afficha une austère sérénité, ses yeux gris acier enfouis dans de petits épanchements de chair. « Je sais qu’on les a vus ensemble.

— Seigneur, Nancy n’en a pas parlé avec toi ?

— Ce n’est pas son genre, non.

— Faye, cette gamine ne se rend pas compte de ce que tu fais pour elle. »

Faye se détendit un peu. « Tu as bien raison. Il m’arrive de me réjouir que Martin ne soit plus de ce monde : cela lui briserait le cœur d’entendre avec quelle impertinence elle me parle.

— Tu mérites mieux que ça.

— C’est entre les mains de Notre Seigneur, affirma Faye Wilcox avec affectation. Et Travis ? Il te cause des soucis ?

— D’après Creath, il n’est pas heureux au travail. Mais non, aucun véritable souci, Dieu merci.

— L’époque… dit Faye Wilcox.

— Oh ! ça oui.

— Bien entendu, la mère du garçon…

— Quelle tragédie, ajouta Liza. Sa mort, je veux dire.

— On se demande si on hérite des traits de caractère.

— Il travaille dur, vraiment, malgré ce que dit Creath. Il semble plutôt stable, ici. L’influence du foyer compte beaucoup, tu ne crois pas ? »

Faye hocha la tête à contrecœur et agita la main au-dessus de ses tartelettes. Les mouches bourdonnèrent.

« Enfin, cela pourrait être pire, dit Liza. Pour elle comme pour lui. »

Sans vraiment les voir, Faye Wilcox parcourut des yeux la pelouse et l’asphalte brûlant de la rue.

« C’est vrai », admit-elle.

Voilà, pensa Liza. La décision venait d’être prise.

Cet aveu réticent contenait une trêve. On laisserait Nancy et Travis continuer à se fréquenter.

Ce qui constituait, pour Liza comme pour Faye, la meilleure des rares solutions envisageables. Faye l’avait accepté… à contrecœur, sans aucun doute, car cela rendait à Liza un peu de pouvoir.

Et maintenant, se dit Liza, qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que cela présage pour l’avenir ?

« Ces tartelettes ont vraiment l’air délicieuses », affirma-t-elle.

Faye en tendit une dans son emballage de papier, une offrande. « Tiens.

— Merci », dit Liza en mordant allégrement dans la pâtisserie.

Le goût âcre et sucré lui explosa dans la bouche.

Trav et Nancy avaient pris l’habitude de sortir ensemble le vendredi soir. À deux reprises, tandis que le mois s’acheminait vers septembre, il la retrouva aussi le samedi. Lorsqu’il n’y avait rien au Fox ou au Rialto, ils remontaient L’Éperon vers la gare ou s’éloignaient dans les grands champs herbeux là où la Fresnel passait derrière le village. Nancy savait où trouver des fraises des bois, même si la sécheresse n’avait guère produit de fruits. Et, petit à petit, Travis en était venu à connaître Nancy.

Elle lui plaisait. Il admirait sa franchise, son empressement extravagant à défier les conventions. Elle s’était très délibérément placée dans une position que Travis avait longtemps occupée malgré lui : celle du marginal, du solitaire… de l’inadapté, comme elle aimait dire. Et cela le fascinait. Mais cela le dérangeait aussi qu’elle y mette un tel entrain, comme si elle jouait avec quelque chose de vraiment dangereux, quelque chose qu’elle ne comprenait pas vraiment… comme si elle mettait sa féminité en péril avec cette curiosité imprudente. Elle lui plaisait, mais d’une certaine et étrange manière, il avait également peur d’elle.

Ils étaient à nouveau venus chercher des fraises. Le soleil baissait, la chaleur du jour commençait à s’atténuer, un début d’obscurité s’élevait à l’est sur l’horizon derrière les restes d’une cabane dans laquelle, d’après Nancy, avait vécu autrefois un aiguilleur excentrique. Le village n’était pas loin – bien que masquée par un bosquet, la gare ne se trouvait guère qu’à quatre ou cinq cents mètres – mais leur isolement semblait total. Ils trouvèrent quelques fruits, puis Nancy étala une couverture sur un bout de sol dégagé près de la cabane délabrée, et ils s’assirent pour regarder couler la rivière, le dos appuyé au bois chaud de soleil. Une brise s’était levée… la brise du crépuscule, comme elle l’appelait.