À peine installées dans leur nouvelle résidence, les deux sœurs y reprirent leur tâche d’institutrices, et la poursuivirent de concert jusqu’au mariage de la plus jeune, Harriet Beecher, avec le révérend E. Stowe, professeur de littérature biblique à Lane Seminary. Riche de science, et classé parmi les théologiens les plus distingués de l’Amérique, M. Stowe n’avait pour patrimoine que ses livres, et pour revenu que les émoluments de sa place, rendus précaires par les circonstances. En effet, le collège si prospère au début, et qui avait compté des centaines d’élèves adultes accourus de tous les points de l’Union, se trouva tout à coup presque désert, par un concours fortuit d’événements. La crise commerciale qui, en 1833, atteignit l’Amérique, y détermina la faillite d’un grand nombre de banques publiques et particulières. Les fonds destinés à l’entretien du séminaire furent gravement compromis. Le docteur Beecher, trouvant aussi que les travaux manuels entravaient la marche des études théologiques, résolut de les réformer tout à fait; enfin une cause, encore plus active, concourut à l’amoindrissement du collège. La Convention abolitionniste, d’où est sortie la Société pour l’abolition de l’esclavage en Amérique qui a pris depuis une si grande extension, s’assembla en 1833, à Philadelphie, et fit un appel, qui devait surtout retentir dans les cœurs jeunes et généreux. Bien que plusieurs des étudiants fussent fils de propriétaires d’esclaves, que quelques-uns eussent toute leur fortune engagée dans cette denrée humaine, tous prirent parti contre l’esclavage. Ceux qui possédaient des esclaves les affranchirent. L’idée des missions étrangères fut abandonnée, comme absurde, quand on avait à ses portes, au centre du pays, des païens qui languissaient dans les ténèbres de l’ignorance et les horreurs de la servitude. La libre discussion, d’abord encouragée par le directeur et les professeurs du séminaire, devint orageuse, et absorba le temps et les facultés des élèves. Désertant les classes, ils assemblèrent la population de couleur de Cincinnati, lui firent des prédications, ouvrirent des écoles aux enfants, des asiles aux orphelins, aidèrent les fugitifs à gagner le Canada: bref, ce fut une sorte de croisade de la jeunesse en faveur de la justice et de l’humanité.
D’autre part, la réaction s’annonçait terrible. Le commerce avait pris l’alarme. Des propriétaires d’esclaves, venus du Kentucky, ameutaient la population. Pendant plusieurs semaines le bâtiment principal et les maisons du docteur Beecher et du professeur Stowe furent en danger d’être démolis. Dans cette extrémité on essaya de rétablir le calme en interdisant, au sein du séminaire, toute discussion sur ce sujet brûlant; mais presque tous les élèves, hommes faits, et enrôlés sous la bannière de l’abolition, se retirèrent en masse, et les efforts persévérants du directeur, pendant dix-huit années, ne parvinrent point à rendre à l’institution sa prospérité première.
La gêne qui en résulta pour son ménage fut certainement la moindre des épreuves de madame Stowe durant ce douloureux conflit, prolongé de 1834 à 1847. En ce long espace de treize années, il ne se passa pas un mois qui ne fût marqué à Cincinnati par quelque terrible épisode: tantôt la destruction d’une presse libérale, le pillage d’une maison, l’enlèvement d’un nègre libre, un jugement inique devant les tribunaux, l’évasion d’une troupe d’esclaves, l’attaque à main armée du quartier des noirs, la démolition d’une école ouverte aux nègres, un esclave jeté en prison, tuant sa femme et ses enfants pour les empêcher d’être vendus dans le Sud. Toutes ces iniquités se passaient au grand jour, et souvent avec la sanction des principales autorités de la ville. Une fois, entre autres, le maire, congédiant à minuit les émeutiers qui venaient d’abattre les maisons de gens de couleur, leur dit: «Allons, mes enfants, rentrons chez nous! je crois que nous en avons fait assez.»
En 1840, les traqueurs d’esclaves, soutenus par la lie de la population, et lancés par certains hommes politiques, assaillirent les quartiers des noirs libres, les pillèrent, et en firent le sac. Les malheureux nègres qui essayèrent de défendre leurs propriétés furent tués; on jeta dans les rues leurs corps mutilés: il y eut des femmes violées, et quelques-unes moururent par suite des outrages auxquels elles furent en butte. Pendant plusieurs jours la ville fut livrée au plus affreux désordre, et au milieu de la confusion générale, des hommes, des femmes, des enfants de couleur, furent enlevés et vendus au Sud, quoique affranchis.
Du haut de la colline qu’elle habitait, madame Stowe pouvait entendre les cris des victimes, les clameurs de la populace, le bruit de la fusillade; elle pouvait voir les lueurs de l’incendie. Plus d’un fugitif tremblant fut accueilli et caché par elle. Quand la fureur de l’émeute s’apaisa d’elle-même, car il n’y avait eu, hélas! ni répression, ni résistance, beaucoup de gens de couleur réunirent le peu qui leur restait et partirent pour le Canada. Ils passèrent par centaines devant la maison de madame Stowe, à pied, chargés de leurs ustensiles de ménage, tenant leurs enfants par la main; des mères allaitaient leurs nourrissons tout en marchant, et pleuraient leurs maris morts ou repris par fraude, et ramenés en esclavage.
La route qui traversait Walnut-Hills, et passait à quelques pas de la demeure de madame Stowe, était précisément une de ces «voies souterraines,» auxquelles il est si souvent fait allusion dans l’Oncle Tom. On donne ce nom à une ligue de quakers et autres abolitionnistes, qui, habitant à des intervalles de dix, quinze, ou vingt milles, entre la rivière Ohio et les lacs du Nord, avaient formé entre eux une association pour aider les esclaves en fuite à gagner le Canada. Tout fugitif était conduit, de nuit, à cheval, ou en chariot fermé, de station en station, jusqu’à ce qu’il touchât le sol libre, et fût à l’abri sous le drapeau de l’Angleterre.
La première station au nord de Cincinnati, en haut de la crique du Moulin, était la maison du pieux John Vanzandt, «au cœur de lion,» qui figure sous le nom de John Van Trompe dans le chapitre X de la Case de l’oncle Tom. Plus d’une fois madame Stowe fut réveillée en sursaut par le roulement rapide des chariots couverts, et le galop des chevaux lancés à leur poursuite sous l’éperon des constables et des traqueurs d’esclaves. «L’honnête John» était prêt à toute heure, lui et son attelage, et les chasseurs d’hommes étaient rarement assez alertes pour l’atteindre. Obscur martyr, il dort maintenant dans sa tombe. Le corps du «géant» s’est usé dans les veilles, dans l’anxiété, à braver les intempéries des plus rudes hivers; son esprit, fortement trempé, s’est affaissé sous le poids des persécutions. Des propriétaires d’esclaves l’ont accusé d’avoir favorisé la fuite de leurs vivants immeubles, et des cours de justice l’ont condamné à d’énormes dommages et intérêts. De jugement en jugement il s’est vu dépouillé de sa ferme et de tout ce qu’il possédait. Madame Stowe a donc fait une bonne et courageuse action en assurant au dévouement du brave John une part de sa popularité.
Tant que ces tristes scènes se succédèrent au dehors, madame Stowe ne jouit qu’imparfaitement de l’affectueuse sérénité de son intérieur. Le contraste était trop pénible pour un esprit aussi juste, pour un cœur aussi aimant, il existait aux environs de Walnut-Hills un petit hameau peuplé d’esclaves affranchis. C’est la que s’exerçait son active sollicitude pour les pauvres parias: elle les visitait souvent; elle écoutait les naïfs récits de leurs souffrances passées, de leurs longues luttes. À défaut d’école où les enfants de couleur fussent admis, elle leur ouvrait sa maison et les appelait à prendre leur part des instructions qu’elle faisait chaque jour à sa famille. C’est là aussi qu’elle trouvait des aides fidèles, serviables, dévouées pour aider aux soins de son ménage: leur affection lui allégea un peu l’une des plus grandes douleurs qu’elle ait ressenties.