Le choléra sévissait avec une effroyable intensité; plus de neuf mille personnes avaient succombé en quelques jours dans le voisinage de Cincinnati. La panique était si grande que tous fuyaient devant le redoutable fléau. D’une santé délicate, restée seule avec six enfants, par suite d’une absence momentanée de son mari, qu’elle avait supplié de ne pas revenir, le médecin assurant qu’il y allait de sa vie s’il rentrait dans cette atmosphère viciée, madame Stowe eut l’inexprimable angoisse de voir un de ses bien-aimés pris de l’horrible mal. Elle assista, impuissante, à la cruelle agonie du cher petit Être qu’elle eût voulu sauver au prix de tout son sang.
À cette heure suprême une pauvre négresse, qui, elle, n’avait pas songé à fuir, souffrit, pleura et pria avec elle. La même bonne et fidèle créature la soigna pendant l’accablement qui suivit cette perte. Elle put apprécier toute la profondeur de dévouement de cette race sympathique, et sa propre douleur lui révéla ce que ressentent ces milliers de pauvres mères, auxquelles on arrache leurs enfants comme on ôte aux brebis leurs agneaux.
En 1850, lorsqu’un acte impie de la législation américaine commanda à tous les citoyens des États libres, sous peine d’amendes ruineuses, de livrer les esclaves fugitifs, madame Beecher Stowe, de retour à la Nouvelle-Angleterre, sentit bouillonner dans son sein une indignation trop longtemps contenue. Elle se dit que pour discuter, même l’application d’une semblable loi, des chrétiens devaient ignorer les horreurs de l’esclavage. Elle ne les connaissait que trop bien. Pendant son séjour sur les limites des États à esclaves, elle avait fait de fréquentes excursions au Kentucky, à la Virginie, au Maryland, dans une partie de l’extrême Sud; elle y avait vu fonctionner ce mécanisme impitoyable qui broie les cœurs et les corps pour en extraire plus d’efforts et de labeurs. Elle avait rencontré, il est vrai, quelques propriétaires humains, nobles, généreux, tels qu’elle s’est plu à les peindre dans le manufacturier Wilson, Saint-Clair, madame Shelby et son fils George; mais, elle n’en avait pas moins rapporté l’intime conviction que «la chose en elle-même était haïssable,» et le système légal qui la sanctionnait, odieux. Son désir de faire passer cette conviction dans les âmes lui inspira le pathétique récit de «la mort de l’oncle Tom.» Elle l’écrivit tout d’abord; le plan de l’ouvrage ne fut conçu qu’après. Publié par chapitre dans «l’Ère nationale,» à Washington, au commencement de l’été de 1851, il parut en volume le 20 mars 1852, à Boston. Plus de cinq mille exemplaires se vendirent la première semaine, et cent cinquante mille étaient écoulés en novembre dernier. Aujourd’hui on ne saurait assigner de limites à une popularité qui, des États-Unis, a gagné le monde entier [2].
Ce livre est, nous l’espérons, le précurseur de l’abolition complète de l’esclavage. L’humanité tout entière ne se sera pas émue en vain. L’Europe n’aura pas en vain compati aux tortures, assisté au martyre de l’humble Tom. Cités à la barre des nations, les États du Sud rougiraient démettra plus longtemps leur or dans la balance comme contre-poids aux larmes, aux gémissements, au sang de tout un peuple.
Mais pour cette œuvre de régénération si délicate et si compliquée, nous avons foi en une influence, qu’à notre grand regret madame Beecher Stowe a trop laissée dans l’ombre, celle du clergé catholique; le seul qui, aux États-Unis, admette dans l’enceinte de ses églises tous les fidèles, sans distinction de couleurs ni de rangs; le seul qui, en présence de l’antagonisme des sectes, de la virulence des partis, ose consacrer et bénir les unions entre la race noire et la race blanche. Exposé aux attaques brutales d’une population furieuse qui, en 1833, démolit une église à New-York, et incendia un couvent à une lieue de Boston, le clergé catholique américain a toujours maintenu intactes les hautes doctrines d’égalité, de justice, de charité, qui sont la force et la vie du christianisme. En secondant le grand mouvement de l’émancipation, il s’efforcera certainement de le rendre pacifique: nul n’a plus d’autorité pour prêcher à l’esclave l’oubli, le pardon des injures, pour imposer au maître réparation et repentir.
LOUISE SW. BELLOC.
PRÉFACE DE L’AUTEUR
Les scènes de cette histoire se passent, ainsi que son titre l’annonce, au milieu d’une race que le monde civilisé et poli ne connaît point; dont les ancêtres, nés sous le soleil des tropiques, apportèrent de leur patrie, et est perpétué chez leurs descendants, un caractère essentiellement opposé à la nature altière et ferme des peuples Anglo-Saxons. Aussi, depuis de longues années, cette race exotique, qui n’a pu se faire comprendre de ses oppresseurs, reste prosternée sous le poids de leur mépris.
Mais d’autres temps s’annoncent: un meilleur jour va poindre, et toutes les influences de la littérature, de la poésie et de l’art, cherchent, de plus en plus, à se mettre à l’unisson avec cette grande voix du christianisme qui crie: «Bonne volonté envers les hommes!»
Le peintre, le poëte, l’artiste s’efforcent maintenant d’embellir les plus modestes, les plus humbles conditions de la vie humaine, et le souffle vivifiant, qui circule au travers des plus attrayantes fictions, développe et mûrit les grands principes de la fraternité chrétienne.
La main de la bienveillance s’étend sur tout: elle sonde les abus, redresse les torts, allège les misères, et signale à la connaissance et aux sympathies du monde, l’humble, l’opprimé, le délaissé.
Dans ce mouvement général, on s’est enfin rappelé la malheureuse Afrique, elle qui, la première, ouvrit aux clartés douteuses et grisâtres du crépuscule la carrière de la civilisation et du progrès; elle qui, après des siècles entiers, enchaînée et saignante aux pieds de l’humanité chrétienne et civilisée, implore en vain la compassion.
Mais la race dominatrice s’est laissé fléchir; le cœur des maîtres, des conquérants s’est amolli; on a senti qu’il est plus noble aux nations de protéger le faible que de l’opprimer: loué soit Dieu, le monde a vu la traite des noirs abolie!
Le but de ces esquisses est d’éveiller les sympathies en faveur de la race africaine, telle qu’elle existe au milieu de nous. Elles ne dévoilent encore qu’une bien faible partie des douleurs, des outrages que les malheureux noirs endurent sous l’oppression d’un système qui rend funestes pour eux jusqu’aux efforts tentés en leur faveur par leurs meilleurs amis.
C’est bien sincèrement, c’est du fond de l’âme que l’auteur désavoue toute irritation contre ceux que les circonstances ont jetés, souvent malgré eux, dans les tribulations qu’entraînent les relations légales de maître à esclave.
Des esprits élevés, des âmes nobles, l’auteur le sait par expérience, ont été soumis à cette épreuve, et nul ne connaît mieux qu’eux les maux qu’accumule l’esclavage. Les propriétaires d’esclaves savent que ces faibles aperçus ne contiennent qu’une bien petite part de l’inexprimable tout.
[2] Avant la publication de