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Jamais le beau château rebâti au siècle précédent par Diane, duchesse de Valentinois, ne lui avait paru aussi vaste ni le salon des Muses si imposant avec ses panneaux peints et dorés, ses chambranles de marbre et son mobilier somptueux. Il y avait là beaucoup de monde mais le regard de François alla droit à sa mère, assise auprès d'un évêque visiblement harassé et lui parlant avec animation. Elle semblait sous le coup d'une grande émotion. Il y avait des traces de larmes sur son beau visage blond, presque aussi pâle que l'énorme fraise " en meule de moulin " qui avait l'air d'offrir sa tête sur un plateau de mousseline empesée. Son fils aîné s'accoudait, l'air grave, au dossier de son fauteuil et sa fille, assise à ses pieds sur un carreau de velours, tenait l'une de ses mains. Tout autour, dames et officiers composant la maison ducale semblaient frappés de stupeur, aussi peu vivants que des personnages de tapisserie.

En dépit de la tension qui régnait, l'entrée de François ne passa pas inaperçue :

- Seigneur ! Martigues, s'écria son frère Louis de Mercour d'un ton mécontent, d'où nous arrivez-vous dans un pareil état et en telle compagnie ? Quelle sottise venez-vous de commettre ? Qui est cette mendiante ?

L'indignation éteignit, comme une chandelle sous un courant d'air, la légitime inquiétude du jeune garçon :

- Ce n'est pas une mendiante. Je l'ai trouvée dans la forêt telle que vous la voyez : pieds nus avec sa poupée et sa chemise pleine de sang. Regardez-la mieux... à moins que votre grandeur et votre égoïsme ne vous brouillent la vue !

- Paix ! mes fils, coupa Mme de Vendôme. Ce n'est pas le moment d'une querelle. François va nous dire où il a trouvé cette enfant...

L'interpellé n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. Déjà, sa sour se précipitait vers lui. Elle s'agenouilla devant la fillette que son frère posait à terre, et scruta le petit visage sali et mouillé de larmes.

- Mère ! s'écria-t-elle. Il a dû arriver malheur à La Perrière. Cette petite est la plus jeune des enfants de Mme de Valaines. Elle s'appelle Sylvie.

- C'est bien ça ! s'écria François soudain éclairé. Tout à l'heure, quand je lui ai demandé son nom, j'en ai seulement attrapé deux morceaux : vi et laine. Je ne savais que faire, d'autant que, affolé par l'orage, mon cheval venait de se débarrasser de moi...

- Dire qu'il se prend pour un centaure ! gloussa Mercour.

Le gamin allait répliquer vertement quand apparut M. de Raguenel qui venait d'exécuter un ordre de la duchesse. À la vue de l'enfant, il pâlit et vint grossir le groupe enfantin, prenant la petite réfugiée entre ses mains :

- Sylvie ! Mon Dieu !... Mais comment est-elle ici et dans cet état ?

Il semblait tellement bouleversé que Mme de Vendôme laissa François recommencer son récit.

- Alors, je l'ai prise dans mes bras et je l'ai rapportée ici, conclut-il.

- Et vous avez bien fait, approuva sa mère. À présent, allons au plus pressé ! Mme de Bure - elle se tournait vers la gouvernante d'Elisabeth -voulez-vous emporter cette pauvre petite qui doit être victime d'un grand malheur. Veillez à ce qu'on la baigne puis qu'on la nourrisse et la couche. Lorsque nous saurons le vrai de sa situation, nous aviserons.

L'interpellée s'approcha de Sylvie dont elle voulut prendre la main mais celle-ci s'accrocha farouchement aux doigts de François, bien décidée à ne pas le quitter : au moment où elle faisait un rêve si affreux, le Bon Dieu lui avait envoyé un ange et elle voulait le garder. Aussi émit-elle un véritable hurlement quand on essaya de l'en détacher. Il fallut lui promettre qu'il irait la voir quand elle serait au lit pour qu'elle se taise.

- Eh bien ! soupira la duchesse. Monsieur de Raguenel !

L'écuyer n'eut pas l'air d'entendre. Il gardait les yeux fixés sur la porte derrière laquelle Sylvie venait de disparaître. Mais il répondit au second appel.

- Vous connaissez bien les Valaines ?

- Oui, madame la duchesse. La baronne m'a fait l'honneur de me garder son amitié après la mort de son époux. Je suis très inquiet.

- Cela se conçoit ! Eh bien, prenez une dizaine d'hommes armés et allez jusqu'à La Perrière. Vous viendrez me rendre compte dès que possible. Quant à vous, François, vous irez changer d'habits plus tard. Un grand malheur vient de nous frapper et vous devez en être informé.

Après quoi, sans s'expliquer davantage, elle revint à l'évêque :

- Je ne peux comprendre comment mon beau-frère, le Grand Prieur de Malte, a pu se laisser abuser au point d'aller chercher mon époux dans son gouvernement de Bretagne pour le ramener à Blois ? Et d'abord, pourquoi Blois ?

- Le Roi veut se rapprocher de la Bretagne dont l'agitation l'inquiète. Quant au Grand Prieur Alexandre, il a cru, en toute bonne foi, que Sa Majesté désirait seulement s'entretenir des affaires de ladite Bretagne avec le duc César. " M. de Vendôme peut venir à Blois, lui a dit le Roi en souriant. Je vous donne ma parole qu'on ne lui fera pas plus de mal qu'à vous-même. "

- Quelle duplicité ! Qui aurait cru le Roi capable de ça ? En vérité, on y sent le Cardinal d'une lieue. Il nous hait.

- Le Cardinal n'est pas à Blois mais à Limours. Et puis le Roi n'a fait que jouer sur les mots. Lorsque M. de Vendôme est arrivé, il s'est écrié : " Mon frère, j'étais en impatience de vous voir ! " Et, la nuit même, il les faisait arrêter tous les deux par MM. du Rallier et de Mauny. La chose a été exécutée sans bruit. Les prisonniers ont été emmenés sur l'heure au château d'Amboise par la Loire. Quant à moi, je suis venu vous avertir avec l'horrible impression de n'avoir eu que trop raison : le duc César n'aurait jamais dû quitter sa forteresse de Blavet [iv], sinon pour passer la mer, mais le Grand Prieur insistait, ignorant sans doute que le Roi était déjà au fait de certaines affaires. Il pensait naïvement que notre Sire était enfin disposé à écouter ses frères plutôt qu'un ministre dont il s'était défié pendant si longtemps.

- Et mon époux a cru cela ? Et il est venu se jeter dans la gueule du loup au lieu de conforter sa position en Bretagne et son titre de Grand Amiral ?

- C'est ce que je lui représentai, mais il n'a pas voulu m'écouter. Comme chez le Grand Prieur, il y

[iv] Aujourd'hui Port-Louis, dans le Morbihan.

a, je crois, un grand fond de naïveté en votre époux, madame. Il croyait...

- Que le Cardinal renoncerait à le dépouiller de son gouvernement, qu'il oublierait la méfiance que lui inspirent les enfants de Gabrielle d'Estrées ? Le Cardinal n'oublie jamais rien ! lança-t-elle avec colère. Je m'y entends peu en politique, mon ami, mais voilà des mois que je redoute ce genre de catastrophe...

Non sans raison ! Depuis le début de l'année qui était la neuvième du règne effectif de Louis XIII, les passions bouillonnaient autour d'un couple royal de vingt-cinq ans [v] qui ne s'entendait pas au mieux. Les vieilles braises encore rouges des guerres de religion ne demandaient qu'à se réveiller au souffle d'une Cour jeune, ambitieuse, turbulente, jalouse de son influence comme de ses privilèges et surtout inquiète de celle, grandissante, de l'homme de fer en qui elle devinait un dompteur et qui entreprenait de la mater. Nul souci du royaume dans tout cela ! Rien que l'intérêt particulier !

Les prémices d'une tempête s'étaient levées quelques mois plus tôt à propos du mariage de Monsieur, frère du Roi et jusqu'à présent son héritier puisque, au bout de dix ans de mariage, le couple royal demeurait sans enfant.

Le souverain et la reine mère, Marie de Médicis, souhaitaient marier ce garçon de dix-sept ans,

[v] Louis XIII et Anne d'Autriche étaient nés la même année.

velléitaire, agité, nerveux, vaniteux, totalement dépourvu de courage mais facile à manier, avec sa cousine, Mlle de Montpensier, qui était la fille la plus riche de France. Le Cardinal, bien entendu, approuvait ce mariage mais il n'en allait pas de même chez les princes du sang - Condé, Conti, Soissons et, naturellement, Vendôme - ni dans l'entourage de la jeune reine Anne d'Autriche. Un entourage composé de jolies femmes un peu folles et de jeunes seigneurs étourdis sur lequel régnait la meilleure amie de la Reine, l'intrigante, folle et ravissante duchesse de Chevreuse. Tout ce monde ne voulait à aucun prix que Gaston d'Anjou épouse ce grand parti que d'autres convoitaient. On lui réservait un autre destin.