— Pourquoi n’y sommes-nous pas, alors ?
— Ne posez pas tant de questions ! La Reine s’est excusée sur ses bagages qui ne sont pas prêts… et sur votre absence puisque je suis assez empêchée, mais nous allons devoir quitter Paris prochainement. Et nous avons d’autant plus à faire. Puis, baissant la voix, elle ajouta : « Nous attendons des courriers… »
En effet, si le Louvre semblait un peu assoupi, le Val-de-Grâce se révéla plein d’activité. Installée dans le salon à une table couverte de papiers, Mlle de Hautefort, entre deux massages de son pied, rédigeait de longues dépêches cependant qu’Anne d’Autriche recevait nombre de visiteurs. Ceux du jour relevaient surtout de la charité. La Reine écouta des doléances, distribua des subsides, mais Sylvie savait que la vie nocturne était la plus intéressante. Le premier soir, la jeune fille introduisit un Anglais de haute mine, lord Montagu, qui était à la fois un ancien ami de Buckingham, un ancien amant de Mme de Chevreuse et un fidèle ami de la souveraine. Elle le reçut dans sa chambre mais la visite ne fut pas très longue : Walter Montagu venait seulement faire part à la Reine des inquiétudes de sa belle-sœur, la reine Henriette d’Angleterre, touchant les bruits de prochaine répudiation arrivés jusqu’à elle ; il lui apportait l’assurance qu’en cas de malheur, le royaume britannique serait disposé à l’accueillir. Après son départ, Anne fit ses prières, procéda à son coucher, et l’on éteignit tout à la surprise enchantée de Sylvie qui dormit comme un ange dans l’étroite couchette qui lui était attribuée. Le lendemain, la journée présenta le même profil : des offices d’autant plus nombreux que c’était la fête de sainte Anne, mère de la Vierge Marie, en l’honneur de qui Mlle de L’Isle fut invitée à chanter avec les nonnes, des repas bien sûr et quelques visites diurnes. Le soir venu, en voyant que La Porte s’apprêtait à sortir, Sylvie crut qu’il allait à la rencontre de François, mais comprit qu’il n’en était rien quand il prévint qu’il ne rentrerait qu’à l’ouverture normale des portes du couvent. D’ailleurs, la Reine déclara son intention de se coucher après le dernier office : elle se sentait lasse et désirait prendre un long repos.
— Nous n’attendons personne, cette nuit ? demanda Sylvie en aidant sa compagne à se mettre au lit. Elle en était si ravie que Marie se contenta de sourire :
— Non. Allez dormir !
La petite ne se le fit pas répéter. Elle était à la fois déçue et soulagée de ne pas voir François, mais des deux sentiments c’était le soulagement qui l’emportait. Un soulagement qui n’excéda pas le retour de la messe du lendemain.
— J’espère que vous avez bien profité de votre nuit, lui glissa l’Aurore. Parce que, aux approches de minuit, vous devrez vous trouver près de la petite porte. Nous attendons… un moine !
En se retrouvant dans le jardin à l’heure indiquée, Sylvie eut l’impression d’être seule au monde. À la fin de l’après-midi, un orage avait détendu l’atmosphère. L’air nocturne sentait bon la terre et l’herbe mouillée. À cause de la chaleur qui avait régné depuis plusieurs jours, les fenêtres de l’abbaye étaient ouvertes. Celles de la Reine aussi, mais la prudence avait commandé de tout éteindre, comme si le pavillon était plongé dans le sommeil. Ce silence, cette solitude avaient quelque chose d’angoissant et Sylvie avait peine à tenir en place.
Soudain, au quatrième coup de minuit, le signal se fit entendre et elle se hâta d’ouvrir la porte. Une haute silhouette encapuchonnée était derrière, qu’elle reconnut au battement accéléré de son cœur. Cependant, le moine eut un mouvement de recul :
— Vous n’êtes pas Marie ! chuchota-t-il.
— C’est évident, il me semble ? Entrez. Je suis Sylvie…
— Ah ! mon chaton ! Quelle joie ! On m’avait dit que vous aviez quitté votre poste pour aller vivre chez votre parrain et peut-être vous marier ?
— Et vous, on m’a dit que vous vous étiez battu en duel et que vous aviez tué votre adversaire. Alors que faites-vous ici, fou que vous êtes ?
Ça y est ! C’était dit ! Sylvie se sentit un peu mieux car il fallait qu’elle sache. Elle l’entendit rire tout bas :
— Cette double circonstance nous prouve qu’il ne faut pas trop écouter les bruits de la Cour. En général, il suffit de les couper en deux : vous n’êtes pas chez Raguenel et moi je n’ai tué personne !
— Vous ne vous êtes pas battu ?
— Si, mais M. de Thouars s’en tire avec une estafilade dont il ne me tient pas rancune parce qu’il espère bien que nous reprendrons notre entretien à une occasion prochaine. Quand j’aurai le temps !
Il allait s’élancer, mais elle le retint :
— Pourquoi, François ? Pourquoi tant d’imprudences ?
Alors il lui prit le menton comme il avait coutume de le faire jadis et, avec une infinie douceur :
— Mais parce que je l’aime comme le fou que je suis, petit chat. Et parce qu’elle m’aime aussi. Du moins je le crois… Vous comprendrez mieux quand vous serez plus âgée. Vous n’êtes encore qu’une petite fille.
Et il s’éloigna à longues enjambées silencieuses sans se douter de la tempête de chagrin et de fureur qu’il venait de soulever chez cette « petite fille ». Son excuse était qu’il ignorait tout des sentiments profonds de Sylvie, et l’orage intérieur se calma au rythme des excuses qu’elle s’efforçait de lui trouver. De leur bref entretien, cependant, quelque chose demeurait qui la consolait un peu : il n’avait pas tué son adversaire et ne risquait donc pas de tomber sous la terrible justice du Cardinal. Mais alors pourquoi le duc César était-il venu jusqu’à elle depuis son exil doré, au risque lui aussi de se faire prendre, s’il n’y avait pas eu mort d’homme ? Et pourquoi la fiole de poison ? Tout cela était incompréhensible, compliqué surtout… à moins que son brevet de fille d’honneur ne lui ait été donné à la demande de la Reine, non à cause de ses talents de chanteuse ou de sa connaissance de l’espagnol mais pour qu’il y ait auprès d’elle quelqu’un d’aveuglément dévoué à la maison de Vendôme… et surtout à François de Beaufort ?
Elle resta là jusqu’au chant du coq, assise sur un banc mouillé. À cet instant, le faux moine reparut, fila vers la porte où elle le rejoignit et qu’elle ouvrit sans un mot. Mais avant de la franchir, il se pencha, posa un baiser sur le front de Sylvie et disparut dans l’obscurité dense qui précède l’aube. Un baiser qui ne fit aucun plaisir à la jeune fille. Fallait-il que François fût heureux pour avoir eu ce geste spontané ! Une façon comme une autre de partager sa joie et aussi de la remercier d’avoir ouvert pour lui la porte du Paradis…
Alors, Sylvie retourna sur son banc et pleura jusqu’à ce que la fraîcheur de l’aube la chasse vers un lit et des vêtements secs…
Cinq jours plus tard, on quittait enfin Paris pour Chantilly. La Reine eut beau essayer de gagner du temps en se disant souffrante, il fallut tout de même en venir à rejoindre un époux qui s’impatientait. Mais, n’en ayant pas fini avec les affaires qu’elle pensait traiter au Val, elle laissa La Porte derrière elle avec plusieurs lettres à acheminer. Enfin, on se mit en route, sans grand enthousiasme.
— Je n’aime pas beaucoup Chantilly, confia la Reine à Sylvie, chemin faisant. Le domaine est magnifique, les pièces d’eau ravissantes et la forêt superbe, mais tout cela a été confisqué quand le Cardinal a fait tomber sur l’échafaud la tête d’Henri de Montmorency et j’éprouve toujours un sentiment de malaise en y entrant…
— La Reine croit aux fantômes ?
— Oh ! oui ! j’y crois ! Et les plus jeunes sont les plus douloureux.