« Vous devé aitre lasse de vivre enfermée par un si beau temp. Vené donc raispirer l’air pur du côté de la mèson de Sylvie en compagnie de l’autre Sylvie qui doit avoir besoin de remuer. Il y fait frai… même à trois heures… »
Pas de signature, bien entendu, mais le ton de la lettre et l’orthographe extravagante annonçaient un ami facile à identifier. Aussi, à l’heure chaude de l’après-midi, laissant la Reine à la garde de Stéfanille et de Mme de Senecey tandis que la Cour se livrait aux joies de la sieste, les deux amies munies d’un petit panier quittèrent-elles le château posé sur son étang calme, par le pont du Roi, et se dirigèrent-elles vers la forêt sous prétexte d’aller cueillir des fraises des bois afin de tenter l’appétit de leur chère malade.
La « maison de Sylvie », c’était, loin du double château[23] un pavillon à l’italienne entouré d’un jardin fleuri dominant un petit vallon où coulaient deux ruisselets se rejoignant dans une fontaine de marbre dont l’eau se perdait dans un étang. Construite au siècle précédent par François de Montmorency, le fils aîné du connétable, elle devait son nom au poète Théophile de Viau qui, poursuivi pour ses écrits et même menacé du bûcher, y avait été caché quatorze ans plus tôt par la jeune et charmante épouse du dernier duc de Montmorency, décapité cinq ans auparavant pour avoir conspiré contre le Cardinal, bien entendu avec Gaston d’Orléans ! Elle s’appelait Maria-Félicia, princesse Orsini, d’une grande famille romaine, et elle avait tant de grâce que le malheureux poète, voyant en elle une nymphe des bois, l’avait surnommée Sylvie, en était tombé amoureux et avait écrit un petit recueil d’odes à sa bienfaitrice :
Je passe des crayons dorez
Sur les lieux les plus reverez
Où la vertu se réfugie
Et dont le port me fut ouvert
Pour mettre ma teste à couvert
Quand on brusla mon effigie…
La voix claire de Mlle de Hautefort détaillait les vers avec talent. De tout temps elle avait aimé les poètes, peut-être en mémoire de son ancêtre, le vicomte troubadour Bertran de Born. Un troubadour qui n’avait rien de mièvre et dont les sirventes furieux soufflaient la guerre ou l’amour suivant l’état de ses relations avec son suzerain bien-aimé Richard au cœur de lion… Marie avait hérité sa flamme, son insolence et son goût de la rébellion.
— Qu’est devenu ce Théophile ? demanda Sylvie.
— Il est mort à Paris, voici bientôt onze ans, le 25 septembre 1626, dans le petit hôtel de Montmorency, d’une fièvre que d’aucuns ont trouvée bizarre. Il n’avait que trente-six ans. La veille de sa mort, il avait demandé à son ami Boissat de lui apporter des anchois…
— Décidément, vous le connaissiez bien ?
— J’aime ses vers. Et puis, il était de l’Agenois. Ce n’est pas si éloigné de nos terres de Hautefort…
Tout en devisant, les deux jeunes filles approchaient de leur but. En découvrant la charmante demeure, Sylvie pensa qu’elle aimerait une maison semblable. Que c’était l’endroit idéal pour panser des blessures, essayer d’oublier, reprendre goût à la vie. L’air y semblait plus pur, plus transparent que partout ailleurs. Elle ferma les yeux pour mieux le respirer, mais un éclat de rire de son amie les lui rouvrit. Marie lui désignait un pêcheur, habillé comme l’un des gardes-chasse, qui avait l’air de somnoler au bord de l’étang, le chapeau enfoncé si bas que l’on ne voyait même pas la couleur de ses cheveux. Et en même temps, elle récitait :
En regardant pescher Sylvie
Je voyais battre les poissons
À qui plus tost perdrait la vie
En l’honneur de ses hameçons.
— On dirait que la gentille duchesse a beaucoup changé. Voyons un peu qui se cache sous ce chapeau ! ajouta-t-elle en prenant la main de son amie pour courir vers l’homme qu’elle aborda rituellement : « La pêche est bonne ? »
L’homme releva la tête et le cœur de Sylvie manqua un battement bien qu’il s’y attendît un peu : c’était François. Il leur sourit.
— Vous êtes exactes. C’est bien !
Déjà Marie s’emportait :
— Je me doutais que c’était vous ! Quel insensé êtes-vous donc, mon cher duc, pour vous livrer à ce genre de plaisanterie dans un moment pareil ? Ne savez-vous pas en quelle situation nous nous trouvons ?
— C’est justement pour cela que je suis ici. Il faut que la Reine quitte le château cette nuit même. J’ai tout préparé et…
— Une fuite ? Rien que ça ? Vous voulez que la reine de France s’enfuie comme une coupable qui a peur ?
— Pas de grands mots, ma chère ! Il y a des précédents et elle n’aura pas besoin de descendre d’une fenêtre avec une échelle de corde comme fit jadis, à Blois, la reine mère qui était beaucoup plus vieille et beaucoup plus lourde. Il suffira que, ce soir, vous reveniez ici à la brune pour respirer l’air frais. Là vous changerez d’habits dans la forêt et ce ne sera pas Mlle de Hautefort qui en sortira : ce sera la Reine sous les habits de Mlle de Hautefort. Vous êtes blondes toutes deux et de même taille. Vous conduirez Sa Majesté ici où tout sera préparé. Sylvie, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille qui le regardait sans mot dire, vous partirez avec elle. Je craindrais trop qu’on ne s’en prenne à vous une fois la fuite découverte !
— Un semblable souci ne vous effleure pas en ce qui me concerne ? remarqua Marie.
— Non, répondit François avec une belle franchise. Et cela pour plusieurs raisons ; vous êtes la femme la plus courageuse que je connaisse, vous êtes de grande maison et, surtout, le Roi vous aime !
— Parlons-en ! Je n’arrive même pas à le rencontrer au détour d’une porte. Il chasse toute la journée, rentre à la nuit close et les consignes sont sévères : aucun membre de la maison de la Reine ne doit l’approcher. Et où comptez-vous l’emmener… en admettant que nous acceptions votre offre ?
— Vous n’avez pas le choix. À moins que vous ne préfériez voir votre maîtresse jetée en prison en attendant un jugement préparé à l’avance ? Moi, je l’emmène aux Pays-Bas où son frère la recevra avec joie. Elle pourrait ensuite gouverner la province en remplacement de feue l’infante Isabelle-Claire.
— Et vous reviendriez en triomphateur à la tête d’une armée espagnole, vous un prince français, pour mettre le royaume à feu et à sang ? C’est ça dont vous rêvez ? Car vous rêvez, je vous le dis tout de suite.
— Ce que je ferai est de peu d’importance. C’est la Reine qui compte… et elle seule !
— Je n’en doutais pas. Vous êtes fou, mais vous l’aimez sincèrement !
— Dites que je l’adore ! lança-t-il d’une voix si passionnée que le cœur de Sylvie en trembla.
— Alors, apprenez-moi comment il se fait qu’étant devenu son amant vous ne lui ayez pas encore fait un enfant ?
Brutalement ramené sur terre des hauteurs de ses rêves, Beaufort eut le souffle coupé. Il s’en étrangla presque en répondant :
— Je crois que c’est vous qui êtes folle ! Vous voulez qu’on la désigne à l’Europe entière comme femme adultère ? Qu’on la traîne peut-être à l’échafaud ou qu’on la jette dans un couvent jusqu’à la fin de ses jours ? Sachez, mademoiselle, que je fais tout pour que nos amours n’aient aucune suite !
— Et vous êtes le petit-fils du Vert-Galant ! soupira Marie. Permettez-moi de vous dire, mon cher ami, que si vous êtes un parfait amant et un vrai paladin vous n’en êtes pas moins un benêt ! Pourquoi donc croyez-vous que je vous ai facilité l’accès de sa chambre ? Voilà des semaines que je guette les menstrues de la Reine, mais elles sont toujours exactes au rendez-vous, hélas !