- C'est évident. Il faudrait trouver un rasoir.
Il allait sortir quand parut l'un de ceux qui l'avaient accompagné.
- Que faisons-nous, monsieur le chevalier ? On ne peut pas laisser ces malheureux à la merci des bêtes sauvages. Et puis les jours chauds sont là et...
- Trouvez des draps, des couvertures, tout ce qui peut servir de linceul ! Faites porter les enfants ici, auprès de leur mère, et attendez-moi ! Je rentre au château instruire Mme la duchesse et prendre ses ordres. Je ramènerai ensuite un prêtre, le bailli de la principauté et ce qu'il faut pour que ces pauvres gens soient enterrés chrétiennement.
Avant de sortir, Raguenel laissa ses yeux se poser une dernière fois sur celle qu'il avait tant aimée et qui emportait avec elle le plus tendre de sa jeunesse. Eût-il été plus haut personnage qu'il lui eût offert, sans doute, de l'épouser, mais il n'avait rien à lui offrir qu'un grand amour et un nom sans tache. Si jeune qu'il fût, à ce jour il savait qu'aucune femme ne pourrait lui faire oublier son sourire, son regard de velours, la grâce de sa personne comme de ses moindres gestes. Il lui restait le souvenir et l'amère soif de vengeance. Rien ne le détournerait de sa quête : dût-il aller aux confins de la terre et de la mer, il chercherait l'oméga meurtrier et, quand il l'aurait trouvé, aucune puissance humaine n'arrêterait son bras. Ensuite, il songerait à faire sa paix avec Dieu puisqu'il est dit que la vengeance n'appartient qu'à Lui seul : les monastères ne manquaient pas où il pourrait s'ensevelir... En attendant, il allait falloir réfléchir, chercher, fouiller le passé si mince du lis florentin écrasé dans les pires conditions... Et, soudain, il crut entendre, au fond de lui-même, une voix faible et douce qui implorait :
- Ma fille... ma petite Sylvie ! Pense à elle ! Veille sur elle...
Alors, une dernière fois, il s'approcha du lit, se pencha sur l'une des mains menues, si blanches et si froides à présent, y posa ses lèvres.
- Sur mon honneur et le salut de mon âme, je vous le jure, Chiara. Dormez en paix !...
Sans plus se soucier des deux hommes témoins de cette courte scène, il s'élança hors de la chambre, descendit l'escalier en courant, détacha son cheval, l'enfourcha en voltige et partit au grand galop à travers la forêt nocturne qu'il traversait naguère au pas et en laissant la bride sur le cou lorsqu'il revenait de La Perrière, pour se donner le temps de rêver et d'entendre encore l'écho d'un luth pincé par de jolies mains blanches. Mais cette nuit-là, Perceval de Raguenel, ce jeune homme toujours si calme, parfois jusqu'à la nonchalance, éprouvait le besoin d'un exercice violent. Une chouette, oiseau de la sagesse, lança son cri par trois fois dans l'épaisseur des arbres mais il ne l'entendit pas. Ses oreilles étaient pleines d'un vent d'orage...
Après vingt minutes d'une course folle, il entrait dans Anet à un train d'enfer, sautait à terre dans la cour éclairée par des pots à feu, jetait sa bride à un palefrenier sorti de nulle part et se précipitait vers les appartements de la duchesse.
Au pied de l'escalier, il rencontra le jeune Ranay, l'un des pages de la maison, qui le regarda avec étonnement :
- Que vous arrive-t-il, monsieur le chevalier ? On dirait que vous pleurez ?
- Moi ? Jamais de la vie ! Vous rêvez, mon garçon.
Mais, avant de frapper chez Mme de Vendôme, il essuya ses yeux à sa manchette de dentelle...
CHAPITRE 2
UNE INCROYABLE MÉMOIRE
Debout devant une fenêtre ouverte sur la douceur de la nuit, indifférente au va-et-vient de ses femmes traînant des coffres de cuir ou transportant des piles de vêtements, Françoise de Vendôme essayait de maîtriser l'angoisse qui s'était emparée d'elle dès l'instant où elle avait su son époux prisonnier. César sous les verrous, enchaîné peut-être ! Impensable !
La décision de voler à son secours lui était venue tout naturellement. Pourtant, depuis un moment, elle se demandait si son intervention aboutirait à autre chose qu'à la placer, elle, sous les feux conjugués de la colère du Roi et des rancunes de son ministre. Or, elle restait la seule adulte de la famille - sa turbulente belle-sour Catherine, duchesse d'Elbeuf, méritait à peine ce titre ! - encore libre de ses mouvements. Qu'on l'arrête elle aussi, et ses enfants, si jeunes, n'auraient plus d'autre rempart que leur entourage. Des serviteurs dévoués sans doute, des officiers à l'honneur éprouvé, mais des étrangers malgré tout dont on ignorait comment ils réagiraient devant les menaces que l'on pouvait faire peser sur eux. Sauraient-ils défendre contre d'inavouables convoitises leur fabuleux patrimoine : le Vendômois et la forte ville d'où il tirait son nom, des châteaux quasi royaux qui avaient nom Anet, Chenonceau, Verneuil, Ancenis, La Ferté-Alais, le grand hôtel de Vendôme à Paris et tant d'autres biens ?
Se laissant tomber dans l'un des fauteuils tendus de soie bleue galonnée d'argent, la duchesse posa sa tête lasse sur le coussin d'appui et contempla le plafond dont le thème était la Nuit et le principal personnage la déesse Diane, que venaient éveiller le génie de la chasse et ses lévriers favoris. Cette chambre avait été un lieu d'amour, comme le marquait à travers le château la double initiale H et D entrelacés, presque confondus, rappelant avec orgueil qu'ici régnait une femme qui, sa vie durant et jusqu'au coup de lance des Tournelles, avait tenu captif un amant couronné de vingt ans plus jeune qu'elle. Il est vrai qu'elle était si belle !
Françoise souhaitait depuis toujours une autre chambre que ce temple des caresses, mais elle était la mieux ornée, la chambre désignée de la châtelaine, et César tenait à ce qu'elle soit celle de sa femme.
- Pourquoi donc ne vous irait-elle pas, ma mie ? disait-il en riant. Vous êtes charmante, vous aussi, encore qu'un peu prude, mais tellement plus jeune !
César ! Comme s'il ne connaissait pas le pouvoir de son charme sur l'altière princesse lorraine qu'il avait eu tant de mal à épouser ! Leur mariage, décidé dans la plus stricte tradition des unions princières. s'était révélé, tout compte fait, une drôle d'histoire. Dès 1598, Henri IV avait obtenu pour son fils César, alors âgé de quatre ans, la main de Mlle de Mercour-Lorraine qui en avait six. Non sans peine : le duc de Mercour renâclait d'autant plus à donner sa fille qu'on lui demandait en outre de reverser sur son gendre le gouvernement de la Bretagne qu'il avait tenu si longtemps. Mais le jeune César était légitimé, reconnu en tant qu'héritier, et l'on annonçait déjà que le roi Henri allait épouser sa mère, la rayonnante Gabrielle d'Estrées devenue duchesse de Beaufort. Ce n'était donc pas une mauvaise affaire que de marier sa fille à un futur roi... Hélas, à quelques jours du mariage et du couronnement, la belle Gabrielle mourait d'une crise d'éclampsie que plus d'un jugea providentielle. Et César retomba de son rang d'héritier à celui de simple bâtard.
Mercour étant allé se faire tuer dans la guerre contre les Turcs sous la bannière de l'empereur Rodolphe II, Henri IV pensa que la veuve du héros, venue vivre à Paris où elle construisait un énorme hôtel et, tout contre, un vaste couvent pour des Capucines, serait trop occupée par ses prières et ses bonnes ouvres pour se dresser contre lui et remettre en cause le mariage. C'était bien mal connaître la Luxembourgeoise [vii]. Mme de Mercour était une maîtresse femme, la plus
[vii] Née Marie de Luxembourg.
dévote de France peut-être mais peut-être aussi la plus riche, et sa fille devait apporter une dot considérable avec, entre autres, le duché de Penthièvre, c'est-à-dire un sixième environ de la Bretagne, sans compter les biens qu'elle hériterait de sa mère. Aussi la duchesse fit-elle entendre que ledit mariage ne lui semblait plus souhaitable, d'autant que sa fille parlait de se retirer aux Capucines plutôt que de consentir à devenir Mme de Vendôme, proposant même d'envoyer au Roi cent mille écus de dédit.