— Vous me donnez envie d’en juger. Parlez-moi un peu de vos séjours au Val-de-Grâce ! Vous y êtes allée à plusieurs reprises, il me semble ?
— Oui. Sa Majesté désirait m’entendre chanter avec les religieuses. Cela me plaisait beaucoup, c’était très beau…
— Et puis le jardin ne manque pas d’agréments. Et puis la petite porte était si commode, sous sa couverture de lierre ?
Sylvie se sentit frémir mais s’appliqua à garder bonne contenance. De toute façon, nier eût été stupide. Elle réussit à trouver un sourire :
— Ce n’était pas un bien grand secret. Elle permettait à la Reine de recevoir des nouvelles de sa famille et de son amie Mme de Chevreuse sans que tout le couvent en soit informé. Il y a parfois de mauvaises langues chez les moniales. Après tout, la Reine était chez elle dans cette maison qu’elle a construite, ajouta-t-elle audacieusement. Il était normal qu’elle y mène une vie moins épiée qu’au Louvre ou à Saint-Germain… et je ne comprends pas pourquoi la porte, comme je l’ai appris, a été murée sans qu’on lui demande son avis.
Les yeux du Cardinal se rétrécirent jusqu’à n’être plus que deux fentes brillantes, tandis qu’il considérait cette toute jeune fille dont il n’arrivait pas à démêler si elle était réellement ou faussement naïve. Pour en savoir plus, il choisit l’attaque brutale :
— Dans tout le royaume, le Roi est chez lui avant la Reine. Cette porte ne servait pas qu’à d’innocents courriers. Combien de fois l’avez-vous ouverte pour M. de Beaufort ?
L’épouvante qui se peignit sur le charmant visage encore mal rompu aux roueries de la Cour le renseigna mieux qu’un long discours. Et aussi la voix faiblissante, quand Sylvie demanda :
— Pourquoi M. de Beaufort ?
— Parce qu’il est l’amant de la Reine. Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?
— J’ai dit tout à l’heure qu’il m’avait sauvée la vie toute enfant et Votre Éminence n’ignore pas que j’ai été élevée en partie auprès de lui. Mais, ajouta Sylvie en s’obligeant à reprendre pied, je ne le connais que comme serviteur dévoué de Sa Majesté. Je devrais dire Leurs Majestés car, lorsqu’il m’est arrivé de le rencontrer à la Cour, il s’est plaint souvent de ce qu’il n’avait plus le droit de combattre pour la plus grande gloire des armes du royaume.
— Jureriez-vous que vous ignorez tout de ses relations réelles avec votre maîtresse ?
— Je jurerais sans hésiter que je n’en ai jamais rien vu. Et je ne crois que ce que je vois !
— Autrement dit, vous ne croyez pas en Dieu ?
— Oh ! monseigneur, cette question est cruelle car elle me fait sentir que je me suis mal exprimée. Non, je n’ai jamais vu Dieu mais je n’ai pas à y croire ou non. Depuis toujours je sais qu’il est présent en toutes choses, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’à la plus brillante étoile, et que je suis son enfant. Est-ce que l’on croit en son père ?… À ce propos, moi qui n’ai jamais connu le mien, puis-je demander humblement à Votre Éminence qu’elle veuille bien me rendre celui qui m’en tient lieu ?
— Je ne suis pas encore convaincu de son innocence. J’attendrai pour m’en assurer qu’il soit possible d’entendre M. Renaudot.
— Mais… s’il venait à mourir ?
— Priez ce Dieu dont vous sentez si bien la présence afin qu’il revienne à lui au plus tôt ! Le chevalier de Raguenel, lui, demeurera à la Bastille. Rassurez-vous, il ne lui sera fait aucun mal… Quant au duc de Beaufort dont il est évident que vous l’aimez, sachez qu’avant peu il rejoindra l’armée du nord…
— Il va en être si heureux !
— … où il restera aussi longtemps qu’il le faudra. Il ne serait pas convenable, en effet, qu’on le voie dans les entours de la Reine durant sa grossesse dont je veux croire qu’elle donnera le résultat espéré. Sauf actions d’éclat exceptionnelles, il vaudra mieux qu’il s’y fasse oublier…
— Il a trop de bravoure pour cela, monseigneur !
— Je n’en ai jamais douté. Peut-être pourrait-il même y trouver une fin héroïque, grâce à quoi il deviendrait un exemple et la Reine pourrait chérir son souvenir en toute tranquillité !
— Une fin héroïque ? gémit Sylvie au bord des larmes. Votre Éminence souhaite qu’il se fasse… tuer ?
— Ce serait la meilleure solution… Ah ! j’y pense, vous saluerez Mlle de Hautefort lorsque vous la reverrez. Vous ajouterez qu’elle n’est pas aussi grand stratège qu’elle l’imagine et que, dans l’affaire des cuisines du Louvre par exemple, elle a reçu une aide qu’elle ne soupçonne même pas. Conseillez-lui donc de se taire à jamais sur ce qui s’est passé ces derniers mois si elle veut s’éviter un grand malheur. Quant à vous, je compte sur votre silence… total ! Sachez que le moindre bavardage intempestif serait une menace, non seulement pour votre vie mais, avant tout, pour celle de ce parrain qui vous est si cher ! Vous m’avez bien entendu ?
Devenue très pâle, Sylvie comprit que tout était dit, que l’audience était achevée, et elle plongea dans une profonde révérence :
— J’ai bien entendu, monseigneur ! murmura-t-elle en s’efforçant de ravaler ses larmes.
— Souvenez-vous toujours que rien n’est plus meurtrier qu’un secret d’État ! Je vais vous faire raccompagner à votre voiture.
Richelieu agita une petite cloche posée sur sa table de travail et dont le son eut la vertu de faire apparaître un valet.
— Qui garde mon antichambre ?
— M. de Saint-Loup et M…
— Le premier suffira. Conduisez-lui Mlle de L’Isle et priez-le de l’accompagner.
Une dernière révérence et Sylvie, à peine plus rassurée qu’à son entrée, suivit son guide. Elle n’emportait qu’une assurance : celle que Perceval ne souffrirait aucun autre mal que la prison et, à la Bastille, il était toujours possible d’adoucir le sort d’un captif. Et puisque ce sort dépendait d’elle encore plus que de Théophraste Renaudot, si elle avait bien saisi la pensée du Cardinal, son cher parrain n’avait rien à craindre. Il n’en allait pas de même pour François. En le renvoyant aux armées, l’homme à la robe rouge n’avait d’autre idée que de l’expédier à la recherche d’un trépas qu’on l’aiderait peut-être à trouver. Comment attendre autre chose de Richelieu, puisqu’il n’ignorait rien des amours de la Reine ? Et Sylvie pensa soudain aux inquiétudes de Marie, au lendemain de la nuit du Louvre. N’avait-elle pas dit que les choses lui avaient semblé trop faciles, d’où sa décision de retourner au Val pour le dernier revoir des deux amants ? C’était folie, en effet, qu’espérer échapper à l’incessant espionnage qui était le climat même du palais ! C’était à croire vraiment que les murs, les portes, les fenêtres, les tentures étaient munis d’yeux et d’oreilles et qu’il n’existait de sûreté dans aucun recoin de l’antique demeure des rois de France…
Sans même prêter attention au garde en tabard rouge que l’on avait chargé d’elle, Sylvie parcourut sans les voir davantage les pièces somptueuses du château de Rueil. Ce n’est qu’en arrivant au grand escalier qu’elle sortit de ses tristes pensées, quand une voix désagréable se fit entendre à son côté :
— Monsieur de Saint-Loup, Son Éminence vient de changer d’avis. C’est à moi qu’elle confie Mlle de L’Isle ! Soyez donc remercié de votre obligeance et veuillez aller reprendre votre poste !
Avec horreur, Sylvia reconnut Laffemas. À la lumière des candélabres éclairant les nobles degrés, il lui parut encore plus sinistre et plus laid qu’à la Croix-du-Trahoir ou dans le parc de Fontainebleau. Pourtant, il s’efforçait d’être aimable. Le garde que l’on avait chargé d’elle s’inclinait déjà pour obéir au nouvel ordre qu’il recevait, et aussi pour la saluer.