Ainsi, comme il l’avait annoncé, Laffemas la ramenait chez elle ou ce qui l’était jadis. En fait, il lui mentait, puisque l’on avait donné le château à l’homme qui en portait le nom comme si c’eût été chose toute naturelle et comme s’il s’agissait de rétablir un ordre perdu dans la nuit des temps ou d’un dédommagement. Alors qu’il n’en était rien. Jamais aucun La Ferrière n’avait possédé le domaine. Perceval l’affirmait : le nom venait d’ailleurs.
Et bien entendu, quand on descendit de voiture, il était là pour lui offrir la main, ce Justin de La Ferrière que Sylvie détestait. Elle refusa d’y mettre la sienne mais il ne se fâcha pas, se contentant de la regarder avec un sourire goguenard. Et, tout de suite, elle prit feu.
— Voulez-vous m’expliquer ce que je fais ici ? s’écria-t-elle presque sous le nez du Lieutenant civil. Je n’y suis plus chez moi et vous le savez très bien !
— Sans doute, mais vous le serez bientôt. Il est apparu à Son Éminence qu’il était dangereux pour elle de vous laisser retourner à la Cour, surtout sous un nom d’emprunt.
— Ce n’est pas un nom d’emprunt. Il m’a été conféré bel et bien par Mgr le duc de Vendôme. Et je n’ai rien à faire dans une demeure étrangère…
— Dans quelques heures, vous en serez la châtelaine. Si je vous y ai amenée, c’est pour vous marier. Vous allez épouser ce soir même le baron de La Ferrière… Par ordre du Cardinal ! ajouta-t-il pour couvrir sa protestation, mais il était difficile de faire taire Sylvie quand elle avait quelque chose sur le cœur :
— Vous mentez ! Le Cardinal m’a lui-même promis qu’il ne serait plus jamais question de ce mariage dont il sait que je ne veux pas.
— Ne pourrions-nous traiter cette affaire à l’intérieur ? intervint le baron. Il fait plutôt frais et même il commence à pleuvoir.
C’était vrai et mieux valait, en effet, rentrer. Le coup d’œil circulaire de Sylvie venait de lui montrer que s’enfuir de ce piège relevait de l’impossible. Elle pensa un instant à la petite fille qui était partie un soir en courant maladroitement sur ses pieds nus vers un destin meilleur et se dit qu’elle avait eu de la chance. Aujourd’hui, on ne lui en laissait aucune : outre Laffemas et son hôte, il y avait des serviteurs dont la mine ne lui disait rien, deux solides commères qui devaient être des chambrières et enfin les cavaliers d’escorte toujours en selle, immobiles et indifférents comme des statues équestres. Avec un soupir, elle rentra dans la maison de ses pères et se laissa conduire à une grande salle où l’on était en train de dresser le couvert. Cependant que des cuisines venaient des odeurs de pain chaud et de viandes rôties.
— On prépare le festin de nos noces, ricana La Ferrière. Vous voyez : vous étiez attendue.
— Vous pouvez garder votre festin. Jamais je ne vous épouserai. Jamais, vous entendez ?
— Mais si, ma chère, vous allez l’épouser et je vais avoir la grande joie d’être votre témoin. Le prêtre est arrivé ?
— Il se repose un peu cependant que l’on achève de parer la chapelle…
— La chapelle, notez-le bien, jeune dame, où reposent vos parents. Cela devrait vous sembler de bon augure ? Voyez-vous, Son Éminence pense que vous savez trop de choses à cette heure et qu’il convient de vous remettre aux mains d’un époux qui saura non seulement vous garder auprès de lui, mais vous empêcher de revenir vous mêler de ce qui ne vous regarde pas !
La jeune fille haussa les épaules avec une grimace de mépris.
— Alors il me tuera, car je ne consentirai jamais à…
— Si vous êtes trop insupportable il faudra peut-être en venir là mais, pour l’instant, nous vous offrons une chance de vivre… de façon fort agréable auprès d’un époux aimant qui ne vous quittera plus.
— Pourquoi ? Il ne fait plus partie des gardes du Cardinal ?
— Non. Plus pour le moment. Un jeune époux se doit à sa femme.
— Cessez cette comédie ! Vous pouvez me traîner dans la chapelle, vous ne m’obligerez pas à dire oui. Pour le reste, enfermez-moi… ou mieux tuez-moi et n’en parlons plus !
— Faut-il vraiment renoncer à vous convaincre ? chuinta Laffemas avec un sourire mielleux.
— Faut-il vraiment vous le répéter ? D’ailleurs, je ne dirai plus un seul mot.
— Je crois que si… Au moins celui que nous attendons de vous et je suis certain que vous allez très vite reconsidérer la question…
Cette fois, il n’eut droit qu’à un haussement d’épaules. Sylvie était décidée à ne plus faire entendre sa voix, mais il ajouta :
— À propos de question, M. de Raguenel n’y a pas été soumis. Pas encore. C’est une chose terrible, la question, vous savez. Le bourreau possède tout un arsenal propre à délier les langues les plus obstinées…
Sylvie sentit son cœur trembler mais, fidèle à sa ligne de conduite, elle tourna le dos au misérable pour aller tendre ses mains glacées au feu de la cheminée. Cependant, le Lieutenant civil la suivit :
— Il y a les coins qui font éclater les os des jambes, l’eau qui gonfle le corps jusqu’à l’insupportable, les tenailles brûlantes… Les plus durs cèdent… ou meurent ! Il est très possible de mourir sous la torture.
Il prit un temps, cependant que Sylvie ôtait ses mains de la bonne chaleur pour qu’il ne les vît pas trembler et les serrait l’une contre l’autre.
— Si l’on pousse au-delà de certaines limites, murmura Laffemas, la mort survient, mais… elle peut aussi prendre son temps, se faire attendre… désirer. Oh oui ! comme on la désire quand tout le corps n’est plus qu’une plaie, que les ongles sont arrachés, les yeux…
— Assez ! éclata Sylvie incapable d’en supporter davantage car, à mesure qu’il parlait, elle voyait son parrain subir ces horreurs. Je ne veux plus vous entendre !
Et, appuyant ses poings sur ses oreilles, elle courut vers la porte, s’y heurta à l’une des deux maritornes qu’elle avait aperçues en arrivant. Le Lieutenant civil reprit :
— Je vous en ai assez dit ! Suivez donc Gudrun ! Elle va vous conduire à votre chambre où vous vous préparerez pour la cérémonie… Ah ! n’essayez pas de causer, elle n’entend que l’allemand. Comme sa sœur Hilda.
La femme, dont le visage était à peu près aussi expressif que celui d’une gargouille en pierre, prit Sylvie par le bras sans trop de douceur et la conduisit à l’escalier qu’elle lui fit monter. À l’étage, la prisonnière retrouva la chambre qui avait été celle de sa mère, celle où Chiara avait vécu son martyre. Elle eut un regard pour la cheminée où Jeannette s’était cachée. Personne, cette fois, n’y était tapi, qui pourrait un jour rendre compte de son calvaire à elle.
Sur le lit, une robe était étalée et Sylvie eut un haut-le-corps en la reconnaissant. C’était l’une des siennes, sa plus belle, la robe blanche brodée d’argent, don d’Élisabeth de Vendôme, qu’elle portait le soir du Cid. Comment ses ravisseurs avaient-ils pu se la procurer ?
Elle ne s’attarda pas sur la question. Il y en avait trop qu’elle se posait depuis son enlèvement dans la cour de Rueil. Ces démons semblaient posséder le pouvoir d’agir à leur guise non seulement chez le Cardinal leur maître, mais aussi dans le palais des rois… L’idée lui vint cependant qu’en dépit de ce qu’on lui avait dit, Richelieu n’était peut-être pas à l’origine de cette aventure. Pourquoi l’avoir confiée à M. de Saint-Loup pour la faire récupérer ensuite par son sbire ? Cela ne lui ressemblait pas, mais, au point où en était Sylvie, que le Cardinal fût d’accord ou non ne changerait rien. On le mettrait devant le fait accompli et l’affreux Laffemas était suffisamment retors pour lui présenter son inqualifiable conduite sous un jour flatteur pour lui.