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— Que donnent les prélèvements de la Scientifique ? demanda Norman.

Raviez contracta les mâchoires.

— C’est plus que louche, du jamais vu. Des tonnes d’empreintes digitales, mais aucune exploitable.

— Comment ça ?

— Les traces sur la vitre, le sol et la poignée d’entrée ont été aspergées de cyanoacrylate de méthyle. Le colorant fluorescent a réagi, ce qui prouve la présence de graisses et que, par conséquent, l’assassin ne portait pas de gants. Et pourtant, l’empreinte résultante ne possède aucune crête papillaire ! Il n’y a que… le contour des phalanges, partout. Comme les marques d’un fantôme.

Norman se rapprocha de la vitre crasseuse, l’air abasourdi.

— À quoi ça rime ? À ma connaissance, il est impossible de ne pas posséder de sillons digitaux ! Ils nous suivent de la naissance à longtemps après la mort ! Sauf si…

— L’assassin a les mains brûlées ou un truc du genre, compléta Lucie.

Raviez acquiesça.

— Ce n’est pas la seule bizarrerie, ajouta-t-il. On nage en plein délire…

Au travers des filets de poussière, Henebelle et Norman se mirent d’accord d’un mouvement de sourcil : le capitaine n’était pas dans son assiette.

— Le corps était disposé d’une façon… comment dire… étrange. La fillette était assise sur le sol, les jambes légèrement écartées et les mains entre les cuisses. Les cheveux parfaitement coiffés, avec une raie au milieu. Malgré le froid, elle ne portait pas de blouson, juste une robe de chambre fine comme de la cellophane… Sa peau, ses vêtements puaient le cuir. Une odeur imprégnée, tenace. Quand je suis arrivé…

Secoué d’un frisson qu’on pouvait aisément imputer au froid, Raviez compléta :

— … j’ai eu l’impression que la petite était vivante ! Elle… elle souriait, les yeux grands ouverts et la tête tournée dans ma direction… comme un pantin effrayant !

Le cœur de Lucie s’emballa. Il y avait dans cette scène de crime une dimension qu’on ne pouvait pas trouver dans les livres : le ressenti, cette sensation d’extrême froideur qui vient vous comprimer les poumons. Et, par-dessus tout, la douloureuse impression d’arriver trop tard.

Elle baissa les paupières.

Un sourire, une raie sur les cheveux… Tu as donc pris la peine de créer un impact fort. Tuer ne t’a pas suffi, il fallait que tu rajoutes ta petite touche personnelle. Tu…

— Vous saviez que l’enfant était aveugle de naissance ? reprit Raviez. Une… dysplasie-septo-optique… Moins de quatre cents cas dans le monde, d’après le légiste. Une méchante maladie orpheline…

La jeune femme glissa le menton sous le col de sa parka, tandis que Norman explosait.

— Une enfant handicapée ! Il s’en est pris à une enfant handicapée ! Elle n’aurait jamais pu l’identifier ! C’était gratuit, putain !

Le capitaine Raviez se lissa la moustache du bout des doigts pour en chasser les gouttes de condensation.

— La colère, la vengeance, voilà ce qui a poussé ce monstre à agir ! Envers Cunar, à cause de l’échec ! Imaginez un peu. Vous êtes à deux doigts de réussir. Cet argent frissonne déjà entre vos doigts. Et là se produit l’impossible : l’homme censé vous remettre la rançon se fait renverser. La suite est simple à imaginer. À ton avis, Henebelle ?

Lucie s’intercala entre les deux hommes.

— Deux solutions s’offrent au chauffard… Ou fuir, ou s’arrêter… Sa conscience lui ordonne de sortir de son véhicule… Le type sur le sol est salement amoché, peut-être mort… Même si le conducteur se décide à appeler une ambulance ou la police, un élément va remettre en cause sa façon de penser : le magot qu’il découvre à proximité du corps… Les dés sont jetés, plus d’hésitation : il ne prévient pas la police et prend la fuite… À ce moment, le ravisseur voit rouge, ses rêves s’écroulent d’un coup… Plus d’avenir… Alors il s’approche de la petite et lui serre la gorge…

— Quelle est ta théorie sur la disparition du corps de Cunar ?

— Je… n’en sais rien… Qui l’a embarqué ? Le tueur ? Le chauffard ? Trop risqué. Dans ce genre de situation, à mon avis, on prend l’argent et on fuit le plus loin possible sans se retourner…

Norman intervint.

— Le type de la Scientifique assure que le sang de Cunar a été essuyé, que des morceaux de phare ont disparu. Les optiques, même à l’état de débris, permettent d’identifier un type ou une marque de véhicule, et notre chauffard devait le savoir. Il a voulu limiter les risques d’identification, décidant alors d’effacer les traces de son passage. Il emporte aussi le corps pour s’en débarrasser plus loin, le tout au nez et à la barbe du ravisseur.

— C’est aussi mon point de vue, appuya Raviez. Quant aux lunettes, elles ont atterri loin du lieu d’impact et il ne les a pas vues. Je dirais que notre chauffard est réfléchi, organisé, et franchement culotté. Quant au fait qu’il roulait feux éteints à grande vitesse sur une voie sans issue… Je ne vois pas d’autre solution que la course-poursuite…

— Ou alors un type qui veut impressionner sa nana et qui vient tester ici la puissance de sa voiture, ajouta Lucie. Ou un chauffeur pressé avec des phares hors d’usage, paumé dans la zone industrielle. Les raisons peuvent être multiples.

— Un beau merdier, en tout cas ! s’exclama Raviez.

Des aboiements de chien claquèrent.

— La brigade canine, fit-il en oscillant entre les planches. Les truffes vont retracer le chemin emprunté par Cunar et nous confirmer la théorie du corps embarqué. Norman ! Il faut contacter la gendarmerie et solliciter leurs plongeurs de la brigade nautique. Si le chauffard voulait se débarrasser du corps, il a dû l’abandonner dans le lac du Puythouck ou le bassin maritime. Henebelle, prends la voiture et rentre au commissariat. Appelle les assurances et les garages des environs. Relève l’identité des personnes qui ont signalé un véhicule endommagé sur l’avant. Tu me travailles aussi les types de la Scientifique pour qu’ils m’envoient par fax leurs premières conclusions, même des esquisses, le plus vite possible.

Il désigna une camionnette plantée le long d’une voie perpendiculaire.

— La presse est déjà au courant. Pas un mot surtout ! Et préparez-vous à allonger vos journées. Dans moins d’une heure, des préfets, des ministres, des divinités parisiennes vont nous tomber sur le dos parce qu’il s’agit d’un meurtre d’enfant ! Il faudra assurer ! C’est parti !

Lucie gratifia le capitaine du mouvement de menton réglementaire, récupéra les clés et les papiers du véhicule avant de disparaître. Elle bouillait intérieurement. Sa première scène de crime et des responsabilités la même journée. Des lectures théoriques qui se matérialisaient. L’appel du sang. Un meurtre tordu. Avait-on exaucé ses prières ?

Elle s’injuria mentalement. Comment pouvait-elle, à cet instant précis, ressentir une forme de plaisir alors qu’une enfant handicapée venait d’être assassinée ? Alors qu’elle sortait de l’arène de sa mise à mort ?

En route pour les brumes perpétuelles de Dunkerque, elle se concentra sur les prémices de l’enquête. Elle devinait déjà les manchettes des journaux. « Meurtre sauvage d’une petite aveugle… » ; « Strangulation… » ; « Le commissariat de Dunkerque en ébullition ».

La colère… Selon Raviez, la colère avait contraint le meurtrier à frapper, à poser ses doigts déterminés sur la gorge tendre.

Elle souriait, les yeux grands ouverts.

Pourquoi avoir placé le corps contre le mur, dans une position propre, ordonnée ? Pourquoi ce sourire sur les lèvres d’une fillette emportée par la souffrance ?

Lucie pressa son volant avec amertume. Il manquait les photos de la scène, le rapport d’autopsie, les analyses biologiques, toxicologiques qui tomberaient bientôt. Des éléments essentiels auxquels elle n’aurait pas accès à cause de la barrière du grade.