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— En parlant de bon scotch, tu m’en verses un petit ? J’ai besoin de me réchauffer.

Nathalie le servit et promena ses mains au-dessus du volcan de charbon.

— Je regrette que Sylvain t’ait parlé de nos soucis, confia-t-elle à voix basse.

— Je ne suis pas votre ami que pour partager les bons moments.

— Ces bons moments sont devenus bien rares ces derniers temps. Dans moins de trois heures, le réveillon débute, et je ne me suis pas encore apprêtée pour plaire à mon homme. Avec ce qui nous tombe dessus, ce Noël n’entrera certainement pas dans le catalogue de nos meilleurs souvenirs ! Nous sommes poursuivis par la poisse !

Vigo se cala dans l’épave de cuir et croisa les jambes.

— La poisse ? Tu connais Jean-François Daraud, un coureur cycliste ? Durant sa carrière, il a eu trente-cinq accidents, quarante fractures et trois comas, ce qui lui a valu de rester presque deux mille jours à l’hôpital. Le tout sans que ce soit jamais de sa faute ! Il roulait tranquille, et des gens, des animaux venaient le percuter, comme si l’aimant de son destin attirait le malheur sans échappatoire possible. Un autre exemple ? Ray Sullivan, garde forestier américain, frappé sept fois par la foudre. Certains destins attirent le bonheur, d’autres le malheur. Vous êtes loin de ces cas de figure Sylvain et toi, non ? Alors pourquoi tu parles de poisse ?

Devant le désarroi de la jeune femme, il lissa ses cheveux vers l’arrière et demanda :

— Le réparateur est passé pour la chaudière ?

— Heu… Oui, il nous a établi un devis…

— Quand compte-t-il la changer ?

— Dans trois jours…

Vigo la vit déglutir.

— Combien ?

— Trop… Beaucoup trop…

Sylvain apparut sous l’arche donnant accès au salon. Pas rasé, en survêtement. Il arbora un large sourire.

— La petite s’est endormie… Salut Vigo !

— Sly ! Tu devrais te changer, tu sais ! Encore une heure avant que la banque ne ferme !

Nathalie leva un sourcil interrogateur en fixant son mari.

— De quoi il parle ?

Sylvain haussa les épaules en guise de réponse.

— Je possède huit mille euros à l’abri sur un PEL, expliqua Vigo. Vous me donnez le montant du chèque dont vous avez besoin et on règle l’affaire.

Avant que Nathalie ne réagisse, il s’arracha du fauteuil pour lui appliquer un index sur les lèvres.

— Tu te tais, Nat ! Cet argent dort sur un compte, il profite à des investisseurs, des banquiers qui trament leurs coups en douce, dans notre dos. J’en ai assez de donner de la confiture aux cochons ! On nous force à épargner, à souscrire à des produits financiers inutiles. Et si je meurs demain, à quoi m’aura servi tout cet argent ? Carpe diem, disait l’autre ! Ce chèque, vous allez l’accepter !

Nathalie bascula sur le côté et toisa son mari d’un œil mauvais.

— Dis quelque chose grand benêt, au lieu d’écouter ! On ne peut pas accepter !

Mais le pli sur les lèvres de Sylvain ne désépaississait pas. Finalement, le plan de Vigo était astucieux et les mettait définitivement à l’abri des soupçons. « On ne s’embête pas à racler les fonds de tiroir lorsqu’on possède deux millions d’euros. » Voilà ce que déduiraient les flics si, par on ne sait quel miracle, ils remontaient la piste des billets.

— Vous me cachez des choses vous deux ! s’énerva Nathalie. Je connais mon mari. Chaque fois que ses yeux brillent comme des lingots, c’est qu’il a des nouvelles à m’annoncer ! Tu étais au courant Sylvain, avoue !

— Absolument pas chérie ! Je te le jure !

Il lui posa un baiser sur la bouche avant d’ajouter, tout en glissant vers la salle de bains :

— En ce moment, le sort s’acharne sur nous. Même les marins les plus aguerris envoient un SOS au cœur d’une tempête dévastatrice !

— T’as sorti ça tout seul ?

Le temps que Sylvain se change, Vigo cuisina Nathalie avec sa maîtrise de baratineur et la convainquit d’accepter son aide.

Lorsque les hommes s’éloignèrent, les yeux brillant de secrets, la jeune femme voulut verrouiller la porte d’entrée avant d’aller se préparer.

Mais la clé avait disparu. Nathalie était pourtant certaine de…

Lasse de ces interrogations et parce que approchait l’heure de tous les excès, elle se rendit dans la salle de bains.

Ce soir, elle voulait remonter l’onde du temps et s’embellir comme au premier jour.

Pour une dernière danse… Sa toute dernière danse…

13.

Les félicitations du capitaine Raviez ! Lucie, Pinot simple flic, n’en revenait pas encore. L’autopsie avait confirmé ses affirmations. Les lividités – des taches sombres qui apparaissent sur les morts aux endroits où le corps est en contact avec une surface – prouvaient le déplacement du cadavre au moins trois quarts d’heure après le dernier souffle. Ce qui impliquait que l’assassin était resté sur place après son office, longtemps, très longtemps, afin de figer ce sourire effroyable sur les lèvres de l’enfant.

Le moustachu, d’un commun accord avec le commissaire, la plaçait officiellement sur l’enquête, sous les ordres directs du lieutenant Norman. Pas de tâche vraiment définie. Une espèce d’électron libre à la fois observateur, preneur de notes et donneur de coups de téléphone. Bref, des mains en plus pour palier le manque d’effectifs.

Une clé des champs qui lui valut le droit, contre toute attente, d’assister à la première réunion de debriefing. La magie de Noël pénétrait-elle les esprits de ses supérieurs ?

Pour le moment, l’excitation surpassait l’appel de l’oreiller. La plongée dans les méandres de l’enquête criminelle s’érigeait en une forme nouvelle de défi, un accouchement cérébral après ces années de paperasse, d’opérations répétitives et transparentes. Elle vivait enfin sa passion, matérialisait en quelque sorte ses lectures, ses explorations abyssales et s’en réjouissait.

Ce n’est pas un jeu Lucie, ni une chasse au trésor. Il n’y a que mort et désolation au bout du chemin. Es-tu consciente de cela au moins ?

Elle le prend comme un jeu si elle le veut. Avec ou sans règles. Si le seul moyen qu’elle ait pour s’épanouir passe par la voie du sang… Ainsi soit-il !

Alors qu’elle gagnait la salle de réunion, le spectre tenace de sa garde nocturne lui ôta son sourire. Elle devrait, sous peu, affronter les plaintes, les voisins râleurs, les tordus de la bouteille. Exercer sa réelle fonction, en définitive. Elle se prit à rêver du lit moelleux qui l’accueillerait à l’aube. Comment tiendrait-elle une nuit complète sans s’endormir ?

— Start ! jeta le commissaire Valet comme s’il annonçait le départ d’un tiercé.

Valet. Un masque de glace sur un corps en ébullition. Le ton sec comme un chardon. Meneur d’hommes et d’idées.

Dans la salle de réunion, à ses côtés, les lieutenants Colin et Norman, Raviez, Henebelle, un lieutenant-colonel de la gendarmerie et Clément Marceau, le responsable de la cellule de dactyloscopie. Des feuilles dans tous les coins. Des cartes de la région. Flandres, Audomarois, Boulonnais, Calaisis. Des faciès croqués par la fatigue et des bâillements discrets.

— Le lieutenant-colonel de gendarmerie Michiels, ici présent, pilote les opérations de recherche du corps de Bertrand Cunar, attaqua le commissaire. Notre étroite collaboration permettra de coordonner les différentes lignes d’investigation et de pallier le manque de ressources. Je ne vous présente plus Clément Marceau, notre pro de l’empreinte. J’ai insisté pour qu’il soit à nos côtés, vous allez comprendre pourquoi. Bon ! Raviez, tu résumes la situation ? Très brièvement s’il te plaît !

Clic de souris. Une photo de la fillette, prise sur la scène du crime. Une lourdeur malsaine balaya la pièce, creusa les visages. Lucie retenait sa salive alors que Raviez, impassible, se mettait à relater les faits.