Il détailla les découvertes dans l’entrepôt, confirma que le sang découvert sur l’asphalte appartenait bien à Cunar et que les chiens de la brigade canine avaient perdu la trace du chirurgien au niveau des marques de pneus, ce qui induisait l’embarquement de son corps…
— Très bien, dit le commissaire. Les éléments de l’enquête à présent. Lieutenant Colin ? Qu’a donné l’interrogatoire de la mère ?
Colin. Quarante-deux ans, des airs de fossile. Rongé par les soucis, l’envie de bien faire. Sacrifié sur la croix du travail.
— Très choquée psychologiquement, difficile à interroger. Suivie à l’hôpital Herbeaux. La petite fille a été enlevée la nuit du dix-neuf décembre, alors que le père opérait à Londres et que la mère était en congés. En cette période de l’année, le Touquet ressemble à une ville fantôme. Boutiques fermées, quasiment aucun résident, plages désertes. Des alarmes veillent sur la majeure partie des villas inhabitées mais les Cunar la branchent uniquement quand ils s’absentent. Le ravisseur s’est infiltré à l’arrière de leur jardin, a brisé la vitre en cognant sur de l’adhésif pour éviter le bruit. Il s’est payé le luxe d’emmener des tas de vêtements et des chaussures pour la petite. Une fois réveillée, la mère a trouvé une lettre dans le lit vide, signalant qu’il ne fallait en aucun cas prévenir la police, ni avant ni après la remise de rançon, au risque de représailles. Le ou les ravisseurs réclamaient deux millions d’euros… Le mari est rentré d’urgence. Durant trois jours, d’autres lettres, postées de Dunkerque, Petite-Synthe et autres patelins du coin ont suivi, indiquant aux Cunar la marche à suivre pour récupérer Mélodie. Le mari a puisé dans un compte en Belgique, billets non marqués, en coupures de cent euros. Vous connaissez la suite.
— Les Cunar habitent au Touquet toute l’année ? interrogea Raviez.
— Il s’agit juste d’un port d’attache. Les parents s’absentaient très souvent, le père ne rentrait que le week-end. Ils confiaient leur fille à Martine Cliquenois, à la fois infirmière, femme de ménage, seconde maman, dévouée à Mélodie jour et nuit. Elle skiait dans les Alpes au moment du rapt… Les Cunar possédaient aussi une chienne, Claquette, un yorkshire…
— Tuée ?
— Évaporée.
Le lieutenant Colin trempa ses lèvres dans un café brûlant, avant de continuer.
— Des tonnes d’empreintes ont été relevées sur place, mais la scène hyper contaminée risque de les rendre inutiles ou inexploitables. J’ai sous la main la liste des cent dix employés que madame Cunar a licenciés dans l’année 2003, ainsi que la copie des lettres d’insultes qu’elle et son mari ont reçues. Certaines manuscrites, d’autres réalisées à l’aide de coupures de magazines. Nous allons orienter en priorité nos recherches vers la piste des licenciés. Le labo travaille à cent pour cent sur l’étude des lettres. Avec les prélèvements ADN de ces employés et les traces que nous relèveront sur les papiers ou enveloppes, il sera facile, par comparaison, de savoir si notre meurtrier fait partie du lot. Il…
Le capitaine Raviez le coupa, des feuilles volantes plein les mains.
— Je pense qu’on peut faire une croix dessus ! Il y a une demi-heure, j’ai reçu les premiers résultats du labo…
Lucie glissa discrètement une main devant son visage, sentant que ses joues s’empourpraient. Ces conclusions, elle les connaissait en partie, parce qu’elle avait volé de l’information confidentielle. Le lieutenant Norman nota son embarras avant de détourner la tête.
Raviez poursuivit.
— Les timbres des lettres envoyées par le ravisseur ont simplement été collés avec un produit de grande surface. L’ESDA[1], quant à lui, est resté muet. Je crains donc que la piste des lettres ne nous mène pas très loin. Nous avons plus de chances en recherchant les anciens employés au contact d’un loup…
— Pardon ? s’étonna Valet.
— Commissaire, vous avez assisté à l’autopsie et savez que le légiste a trouvé un poil collé au fond du larynx, immédiatement envoyé au labo. J’ai les résultats…
— Alors ! s’énerva le chef.
— Ils sont formels. Il s’agit d’un poil de loup ! Vivant ou mort dans les deux mois !
Le commissaire glissa ses deux mains ouvertes sur sa face de roche avant d’annoncer :
— De la pure folie ! Qu’est-ce qu’un… Passons, nous verrons après. Clément, embraye sur les empreintes digitales s’il te plaît. Restons dans cette atmosphère de fiction ! Ouvrez grandes vos oreilles !
Clément Marceau, monsieur Empreintes. Cheveux en brosse, lunettes rondes métalliques devant deux yeux pénétrants comme des rayons X.
— Un cas troublant, ma foi. Les empreintes digitales existent grâce aux orifices des glandes sudoripares, ouverts aux sommets des crêtes constituant le labyrinthe digital. Normalement, je dis bien normalement, les crêtes papillaires subsistent même dans les conditions les plus défavorables. Tirage de peau, pression sur le doigt, déformations. Qu’on se brûle superficiellement, se coupe, qu’on ait des ampoules ou des verrues, les détails papillaires se reconstituent sans cesse à l’identique. De la vie intra-utérine à longtemps après la mort, nous conservons toujours les mêmes empreintes ! Et elles sont indélébiles ! Il…
— Et pourtant notre individu n’en possède pas ! abrégea le commissaire.
— Exact, pas au moment où il a agi en tout cas. Des groupes de travail d’Interpol spécialisés dans le domaine de la dactyloscopie ont dressé un inventaire des cas possibles « d’invisibilité digitale » permanente ou temporaire. J’ai ici une liste des principaux produits chimiques qui détériorent à plus ou moins long terme le derme et effacent ainsi l’identité. Des acides, des bases fortes, un tas de dérivés. On trouve aussi les brûlures par le feu, les plus destructrices. Un procédé plus doux, bien connu des esthéticiens, est ce qu’on appelle la microdermabrasion à microcristaux puisés. Il s’agit d’appareils spécialisés qui lissent la peau et peuvent, à leur puissance maximale, effacer temporairement les crêtes. Pour les autres possibilités, il en va de l’imagination de chacun des tarés qui peuplent notre planète. Certains vont se frotter les doigts sur du papier de verre pendant des heures, d’autres vont se trancher la peau avec une lame de rasoir. Ce n’est pas du baratin, ça s’est déjà vu avec des tueurs en série américains, bien plus informés sur les techniques de la police scientifique que la plupart d’entre nous. Comme vous voyez, l’éventail des possibilités est large !
Le capitaine Raviez roula les pointes de sa moustache avant d’intervenir.
— À mon avis, l’invisibilité digitale de notre ravisseur est involontaire. Pourquoi se serait-il mutilé les doigts alors qu’il lui suffisait de porter des gants ? En plus, il faisait extrêmement froid la nuit dernière. Les gants de laine étaient de mise.
— Vous avez raison, répondit le technicien. Les cas de mutilation volontaire se retrouvent à quatre-vingt-dix-huit pour cent chez les tueurs sadiques très méticuleux, qui éprouvent le besoin de toucher leurs victimes et les objets qui les entourent. Cela ne semble pas le cas ici, étant donné que la petite n’a pas subi de sévices sexuels.
— D’autant plus qu’il aurait effacé ses traces de pas s’il avait été aussi méticuleux, intervint le commissaire. Pour résumer, nous recherchons quelqu’un aux doigts brûlés ou rongés par l’acide ?
— À peu près, sauf que nous ne disposons que de traces de pouce et d’index, embraya l’expert. Et les marques de brûlures, surtout chimiques, peuvent être difficiles à déceler si l’on n’a pas le nez sur la zone touchée. Bref, il ne faut pas vous attendre à tomber sur Eléphant Man. Quant au fait qu’il ne portait pas de gants… Ses mains seraient devenues insensibles au froid ?