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— Mouais… On n’a plus qu’à interroger tous les employés des usines chimiques du coin… Merci pour les infos Clément. Tu es libre si tu le souhaites…

L’homme ne se fit pas prier. Il disparut avec un « Joyeux Noël » discret au bord des lèvres. Le commissaire poursuivit.

— Intéressons-nous un peu au chauffard… Henebelle, à toi ! Tu as appelé les assurances, les garages du coin ?

Lucie décrocha ses yeux de l’image projetée sur l’écran. Un chatouillement inconscient l’interpellait dans ce cliché, sans qu’elle pût en capturer la substance. Quoi exactement ? La position du corps ? La couleur de la robe de chambre ? Le sourire effrayant ?

Elle poussa une liste au milieu de la table.

— Euh… Cette nuit, des accidents ont été signalés aux assurances, mais les constats ne sont pas encore remontés jusqu’aux agences. J’ai demandé une copie dès qu’ils les recevront. Quant aux différents réparateurs automobiles des environs, rien qui corresponde à ce que nous recherchons. Des voitures amochées sont arrivées, mais les accidents ont eu lieu bien avant cette nuit. De toute façon, si notre chauffard a eu l’intelligence de gommer les traces de son passage, il ne se serait pas dénoncé de cette manière.

— Peu importe, il faudra quand même les rappeler ! On ne doit écarter aucune piste. Tu t’en chargeras !

— Bien commissaire…

Bien chef. Oui chef. À vos ordres chef…

— Messieurs, les résultats de l’autopsie à présent, de façon très succincte et simplifiée. La strangulation a causé la mort aux alentours de minuit. D’après le légiste, la pression autour de la gorge était extrêmement faible. Les lésions vasculaires et, je cite, vertébro-médullaires sont peu nombreuses alors que les enfants marquent plus facilement que les adultes. Le praticien a été particulièrement surpris, affirmant que l’assassin a juste mis la force nécessaire pour la tuer, sans aucun acharnement, ce qui tendrait à exclure l’acte de rage précipité. Comme l’avait fort justement remarqué Henebelle, le tueur s’est attardé au moins trois quarts d’heure après la mort pour fixer le sourire et disposer le corps – il orienta un stylo vers la photo – de cette façon. Ensuite – il piqua du nez dans ses feuillets –, ah oui, le poil de… loup… Je n’en reparlerai pas puisque Raviez l’a fait… L’estomac vide et les aires ganglionnaires légèrement atrophiées impliquent une carence en nourriture de plusieurs jours… Le cuir chevelu présentait de nombreuses lésions superficielles, apparemment provoquées, vu le parallélisme des marques, par un brossage intensif des cheveux… très intensif, presque à sang…

— Pourq… voulut intervenir Norman.

— Laissez-moi juste terminer, trancha le commissaire en agitant la main. Dernier point. On a trouvé un indice intéressant durant le déshabillage. Des microfibres, piégées dans les sillons des semelles. D’après les analyses, il s’agirait de fibres issues de l’écorce de résineux.

— Le tueur habiterait à proximité d’une forêt de pins ? avança le lieutenant-colonel de gendarmerie.

— Pas forcément. Les experts ont comparé les prélèvements avec les pins de la région et les structures organiques ne coïncident pas. Les recherches sont en cours – il sortit un paquet de cigarettes. OK ! On planche une demi-heure sur les éléments dont on dispose. Lisez en diagonale les copies des différents rapports, imprégnez-vous-en. Formulez vos questions. Après on dresse un bilan des idées au tableau. En route !

Les nez s’écrasèrent sur les feuillets. Six cerveaux bouillonnants à la poursuite d’un tueur.

Le dernier regard que lança Lucie sur l’écran la priva subitement d’air. Elle serra les poings en cachette sous la table.

L’image de cette enfant aveugle qui souriait, bien coiffée, avec ses chaussettes blanches, sa robe de chambre beige ornée d’un ruban rouge lui apparut soudain comme un symbole évident.

Un symbole que seule une femme pouvait déceler.

Un frisson lui hérissa tous les poils…

14.

Sous la voûte nocturne, les deux plus hauts terrils d’Europe – cent cinquante millions de tonnes de charbon – s’érigeaient tels les mamelons terrifiants d’un poitrail démoniaque. Vigo gara sa voiture au pied d’un pont abandonné, dans un renfoncement mangé par les herbes sauvages et le macadam torturé.

— Les terrils ? Tu as bien choisi, confia-t-il.

— Hormis les chasseurs au printemps et quelques botanistes courageux, personne ne s’aventure ici. Le site est envahi de bosquets quasiment infranchissables, de murs de ronces effarants. J’ai noirci mon enfance dans le charbon, je connais le coin comme ma poche. Tu as du matériel pour creuser ?

— De quoi enterrer Godzilla. Allez, en route.

Vigo ouvrit le coffre sous la palpitation d’un faisceau discret. Au fond de l’espace clos, des couvertures, des cordes, des pelles, un amas de choses inutiles. Et au milieu du chahut, la douceur métallique d’un futur en fleurs.

— Tu veux vérifier ? demanda Vigo avec un clin d’œil malicieux.

— Laisse-moi les contempler une dernière fois. Je les aime déjà ces petits, tu sais ?

Vigo plongea la clé dans le cadenas et dévoila la mer d’espoirs.

— Devoir les enterrer, c’est comme si je creusais ma propre tombe ! plaisanta Sylvain. On se prend un ou deux billets ? Allez, cinq cents euros chacun ! Ça ne se verra pas ! De quoi passer un joyeux Noël !

— Pas question ! Goûte au fruit défendu et tu succomberas à la tentation !

Sylvain gratifia une roue arrière d’un violent coup de pied.

— Arrête avec tes phrases à coucher dehors ! Ce magot m’appartient autant qu’à toi ! Si je veux me servir, je…

— On ne touche pas j’ai dit ! menaça Vigo en brandissant la lampe. À ce que je vois, tu as plutôt bien encaissé le choc d’hier soir !

Sylvain grimaça et déplaça une liasse sous laquelle jaillit un reflet bleuté.

— Et ce couteau ? Tu le laisses dedans ?

— Bah ! Disons qu’il s’agit du gardien du trésor ! Allez, en route !

Pelle et pioche sur l’épaule, Sylvain s’enfonça dans les mousselines du soir tombé, suivi de Vigo qui veilla à claquer doucement le capot arrière. Ils escaladèrent une grille avant de pénétrer sur les terres magnétiques des terrils onze et dix-neuf.

Au pied des titans assoupis, la flore se déployait en remparts de verdure. Les acolytes contournèrent le terril du onze et s’enfoncèrent au milieu des branchages. Sylvain stoppa un instant. Pas un son… Juste leurs halètements… Et pourtant, il lui semblait percevoir des raclements, des morsures de métal. À tendre l’oreille, on entendait encore des fantômes dévorer à coups de pioche les boyaux de minerais. Les âmes des gueules noires poursuivaient leur labeur dans l’éternité des ténèbres…

Sylvain frissonna, engoncé dans son blouson.

— Il y a une zone avec moins d’arbres à quelques mètres d’ici, fit-il. On pourra y cacher la valise en toute sécurité.

— J’hallucine. J’habite à quatre cents mètres et je dois t’avouer que je n’ai jamais mis les pieds ici !

— J’adore cet endroit. L’été, je m’y aventure presque tous les week-ends pour observer le coucher du soleil. Une immense boule de feu qui embrase une mer de champs. Tu sais, quand tu grimpes au sommet de ces terrils, sur ces montagnes de charbon, tu prends la réelle mesure de ce qu’ont pu endurer nos grands-parents, au fond des mines. Trouve-moi une seule région capable de mêler la douleur de son histoire à la beauté de sa géographie avec une telle intensité.

— Tu aurais dû jouer dans Les Feux de l’amour ! Bon, dépêchons-nous ! La famille m’attend pour Noël !

La couche superficielle du sol, en partie gelée, opposa une résistance farouche au mordant de l’acier, puis l’argile souterraine retrouva sa mollesse sous les assauts décidés de la pioche. Les deux hommes prirent soin de creuser plus que nécessaire avant d’enfouir la valise hermétique.