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— Ces terres qui ont enseveli nos grands-parents voient renaître leurs petits-fils sous les mêmes coups de pioche, envoya Vigo. Ainsi soit-il ! Allez, rebouchons !

Des pelletées de terre engloutirent le trésor sous une cape brune.

— Voilà, souffla Sylvain. On écrase avec les pieds pour tasser la terre, quelques branchages et le gel fera le reste. Très bonne opération de chirurgie esthétique ! Plaie quasiment invisible !

— Déguerpissons maintenant ! Ta femme va se douter de quelque chose !

Sylvain ne bougeait pas. Il dessinait des huit sur le sol avec le faisceau de sa lampe.

— Tu es bien pressé… Pourquoi tu garderais la clé du cadenas ? Tu as forcément un double, alors tu peux me donner celle-là. Une clé chacun, il n’y a pas de raison que…

D’un bras, Vigo lui coinça la tête.

— Sly ! Mon Sly chéri ! Qui pourrait te protéger de toi-même si je ne le faisais pas ? Je te laisse la clé et demain tu viens piocher dans le magot ! L’instant d’après ta femme, tout le quartier et le président de la République sont au courant. Tu me prends pour un idiot ou quoi ? Tu as intérêt à te maîtriser !

Sylvain se redressa et arracha Vigo de terre.

— Tu m’agaces sérieusement à ne pas me faire confiance ! Si je te dis que…

— Lâche-moi bon sang ! Tu ne sens pas ta force !

À présent, Sylvain maintenait Vigo écrasé contre sa poitrine, façon sardine à l’huile.

— La clé j’ai dit ! Une clé chacun !

— Pauvre… taré… C’est de cette façon… qu’on remercie un ami… qui vient de te sortir du pétrin pour ta chaudière ?

— Ça t’arrange aussi ! Tu te mets à l’abri des soupçons !

Une poussée brusque propulsa Vigo contre des mâchoires d’épines.

— J’ai partagé ton accident ! s’offusqua Sylvain. Tu pourrais au moins avoir la décence de nous mettre à pied d’égalité !

Vigo éteignit la lampe puis se figea en un totem inquiétant.

— Tiens… Prends cette putain de clé… Mais tu as tout intérêt à ne jamais toucher à cet argent avant qu’on le décide ensemble…

— Sinon quoi ?

Sylvain s’empara de la pièce de métal et s’éloigna sans se retourner. Son cœur battait jusque dans sa gorge. Le jeu de la lumière avait maquillé Vigo de reflets démoniaques. Qui savait de quoi ce type était capable ? L’épisode de l’hématome sur l’arcade témoignait assez de sa folie.

Pas un mot ne perturba le trajet du retour. Juste des tensions oculaires et de la salive lourde.

Vigo déposa Sylvain, l’œil brillant. Une fois seul, il sortit de la boîte à gants la clé d’entrée qu’il avait dérobée et la fourra dans sa poche…

15.

Valet écrasa son troisième mégot avant de décapuchonner un marqueur. Le commissaire était une statue élancée aux lignes grecques, un athlète antique avec, parfait anachronisme, une cigarette pendue en permanence à la main droite. Du beau gâchis quoi.

Il divisa d’un trait vertical le tableau, notant d’un côté « Chauffard » et de l’autre « Ravisseur ».

— Nous allons énumérer les idées qui nous semblent importantes. Je vous demanderais aussi d’énoncer des axes de recherche possibles.

Valet, malgré son expérience de terrain, appliquait encore l’une des méthodes apprises à l’école des commissaires, censée faire jaillir différentes pistes par la croisée des cerveaux. Tout le monde connaissait le topo, sauf Lucie. Phrases courtes et efficaces. Pas de baratin inutile. Du brut de brut.

La moustache Raviez ouvrit le feu.

— Ravisseur : vétérinaire, reporter animalier ou peut travailler dans un zoo. Au contact d’un loup.

Le commissaire inscrivit « loup => Interroger zoos », et ajouta « Vérifier activité anciens employés de Mme Cunar ».

Colin prit la parole.

— Ravisseur : enlèvement au Touquet, rançon à Dunkerque. Poste des lettres de différentes villes autour de Dunkerque. A-t-il agi seul ou avec un complice ?

— Chauffard : sang-froid, lucidité, annonça le lieutenant-colonel de gendarmerie. Un minimum instruit sur les techniques d’identification…

Raviez leva un bras gourmand.

— Doucement ! Doucement ! tempéra le commissaire. Vas-y Raviez…

— L’assassin s’est attardé sur les lieux du crime, ce qui prouve son absence de remords, de dégoût. Ajoutons sa mise en scène sordide à notre intention, cette manière d’agencer le corps. Je résumerais par « Rituel ou défi ? »

Quel voleur d’idées ! grinça Lucie en contractant les orteils. Tu pensais tout le contraire ce matin !

Valet hésita avant de noter la remarque. Il ajouta « Maîtrise ses sensations » puis se tourna vers l’assemblée, en attente de suggestions.

— L’invisibilité digitale proviendrait-elle de la manipulation de produits dangereux ? questionna Colin. On peut inscrire « chimiste/scientifique/esthéticien ou en rapport » et aussi « Voir usines chimiques ZI de Grande-Synthe ou Dunkerque ».

— Très bien, apprécia le commissaire. Ajoutons aussi « cordonnier/tanneur/marchand de cuir » à cause de la forte odeur de cuir imprégnée sur la victime. Quoi d’autre ? Lieutenant Norman ?

Les idées jaillissaient de partout. Lucie constata l’efficacité de la méthode. Les mots importants écrits au tableau dressaient une espèce de profil, mettaient en valeur des voies d’investigation privilégiées. Mais le brigadier n’osait toujours pas intervenir. Et si elle se plantait ? La honte !

— Oui commissaire ! répliqua Norman. Notez que le tueur est capable d’identifier le chauffard. D’après les rapports, l’entrepôt et le lieu de l’accident sont séparés de même pas quinze mètres. L’accident s’est déroulé devant les yeux du tueur. Protégé par la nuit, il pouvait observer dans l’anonymat et donc relever le numéro d’immatriculation pour récupérer l’argent plus tard. À mon avis, notre ou nos chauffards risquent de rencontrer quelques soucis.

— Nos chauffards ?

— Pourquoi pas ? Le tueur, probablement armé, n’est pas intervenu. Pourquoi ? Peut-être par manque de cran face au surnombre. Tuer une gamine sans défense est plus dans ses cordes que d’affronter un, deux ou plusieurs gaillards !

— Bonnes déductions. Notons « Plusieurs chauffards ? » ; « Assassin a vu plaque immatriculation ».

Le commissaire recula de trois pas pour observer le tumulte cérébral éclaté sur le tableau.

— Pas mal… D’autres idées ?

— Moi j’ai quelque chose… osa Lucie d’une voix timide.

— Nos oreilles vibrent d’impatience de t’écouter, Henebelle !

La jeune femme déglutit avant de se lancer.

— Nous avons tous constaté la position très intrigante de la victime. Vous pouvez allumer à nouveau le rétroprojecteur, capitaine ? Montrez-nous la photo présentant la petite de face, s’il vous plaît.

Raviez s’exécuta avec des gestes retenus, peu habitué à recevoir des ordres d’en bas. Lucie s’adressa à Colin.

— La mère est-elle venue constater l’identité du corps ?

— Oui. Je l’ai accompagnée à l’institut médico-légal.

— Et elle n’a vu que le visage de sa fille ?

— Bien sûr ! On évite de montrer le corps dans sa totalité, tous les psychologues te le diront.

— Je sais. Quels vêtements le ravisseur a-t-il emmené, le soir de l’enlèvement ?

— J’ai la liste. Cette robe de chambre et ces chaussures que tu vois sur la photo en font partie, si c’est ce que tu voulais savoir. Pourquoi ces questions ?

Le brigadier se décrocha de son siège.

— Connaissez-vous les poupées Beauty Eaton ?

Le commissaire haussa les épaules et ventousa ses mains sur son bureau en signe d’impatience. Lucie chercha sa salive avant de poursuivre.

— Évidemment… Il s’agit de poupées d’origine canadienne, très à la mode dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Elles ont bercé mon enfance et celle des femmes de ma génération. Des poupées en vinyle à la coiffe soignée, avec une raie au milieu. Un joli sourire, de grands yeux. Habillées en robe de soirée ou de chambre soyeuses. Toutes portaient des chaussettes blanches, rabattues sur les chevilles, comme Mélodie…