— Et alors ? grogna le capitaine Raviez. Tu veux nous faire croire que l’assassin s’est inspiré d’une poupée, simplement parce que la victime porte des chaussettes blanches et sourit ?
— Vous demanderez à la mère, mais je suis persuadée que la petite ne dormait pas en robe de chambre. L’hiver, on s’attendrait plus à un pyjama chaud. Alors pourquoi lui troquer son pyjama pour cette tenue plutôt estivale ? Pourquoi tant de considération alors qu’il ne l’a pas nourrie pendant trois ou quatre jours, ni même vêtue d’un blouson en dépit de la température ?
Raviez battit le vent en signe de désapprobation. Lucie ne lâcha pas le morceau, malgré les claquements d’ongles du commissaire.
— Observez ce petit ruban rouge, au niveau du col…
Cinq têtes se tournèrent vers la photo avant de se rabattre vers la jeune femme.
— Le signe ne trompe pas. Toutes les Beauty Eaton portent un ruban rigoureusement identique, disposé de la même façon. Un ruban rouge à l’emplacement du cœur…
Cette fois, les bouches fondirent sur les visages pétrifiés.
Le commissaire s’empara du marqueur noir et nota, en plus gros que tout le reste, côté ravisseur : « Victime = poupée. Beauty Eaton ! » Il s’enflamma :
— Colin, avant de partir, tu appelles l’hôpital pour vérifier les dires d’Henebelle ! Demande à la mère ou à la nourrice si la petite possédait une robe de chambre beige à ruban rouge !
Colin hocha la tête et envoya un clin d’œil admiratif à Lucie.
— Si tu as raison Henebelle, continua le commissaire, on est tombés sur un sacré allumé aux doigts rabotés, fan de loups et de poupées. J’avoue que ça me fiche un peu la frousse. Plus on avance, plus le profil de notre tueur s’oriente vers celui d’un… psychopathe. Jamais nous n’avons parlé du magot en lui-même, comme si cela nous paraissait secondaire… Regardez la colonne du chauffard, presque vide !
Il porta une nouvelle sucette à cancer entre les lèvres avant de conclure.
— Bonnes pistes de départ, séance intéressante… Je serai là demain pour fouiner dans le STIC, afin de chercher l’existence de signatures de crimes identiques. Je dois aussi dresser un premier rapport pour le juge d’instruction. Les volontaires pour m’aider seront les bienvenus. S’agissant d’un crime d’enfant, on me met la pression de partout, on n’a pas le droit de foirer !
— J’ai bloqué une équipe pour les recherches de demain, confirma le gendarme. Une partie du lac du Puythouck doit encore être scannée avec la technique de recherche en bande. Pour le bassin maritime, on compte utiliser, dès le jour levé, le sonar d’une des vedettes de la brigade. Les corps sont plus difficiles à repérer que les véhicules, mais la zone est plate et on devrait s’en sortir. Par contre, si le cadavre a été entraîné au large, on ne le retrouvera pas de sitôt.
Valet hocha la tête. Le lieutenant Norman enfila son duffle-coat en annonçant :
— J’ai déjà annulé ma réservation au ski et je serai à vos côtés demain, commissaire. Histoire d’interroger les fichiers, de faire émerger les affaires en rapport avec des animaux, genre trafic, disparition, plaintes diverses. Ce poil de loup me laisse perplexe.
— Est-ce qu’on arrivera un jour à te faire partir en vacances ? OK pour demain ! Henebelle, je t’ordonne de rentrer chez toi immédiatement après ta garde ! Tu as la tête d’une gonzesse qui s’est chopé une maladie tropicale ! Profite de ton Noël pour te reposer ! Vendredi, on ouvre grand les portes de l’enfer. Bon travail !
Lucie acquiesça avec un sourire contenu. Colin parut presque désolé d’annoncer :
— Je ne serai à vos côtés qu’après-demain. Je descends à Paris voir mes parents. C’est prév…
— Idem, glissa Raviez. Pas Paris mais…
— Ne vous justifiez pas. La journée a été longue, alors fichez-moi tous le camp ! Et bon réveillon !
Lucie appréciait l’homme. Dur mais humain. Séduisant par-dessus tout…
Le gendarme Michiels s’isola pour répondre à un appel téléphonique alors que la salle de réunion se vidait. Le commissaire Valet s’appesantit sur le tableau, scanna chaque idée, les conséquences qu’elle impliquait en terme d’hommes, de délais. Il buta sur les mots soulignés comme Beauty Eaton et rituel. Ça y est… Il s’en était chopé un… Un frappé du ciboulot qui risquait de lui donner du fil à retordre. L’absence d’empreintes digitales, le poil de loup dans la gorge, la forte odeur de cuir… Des éléments qui sortaient du cadre habituel des enquêtes qu’il dirigeait… Un moyen, peut-être, de frapper un grand coup. À condition de ne pas faillir. En clair ? L’attraper le plus vite possible…
Il porta une cigarette entre ses lèvres, mi-soucieux, mi-satisfait.
Au fond de la pièce, le lieutenant-colonel de gendarmerie se décomposait. Il restait là, hagard, le téléphone à la main.
— Quelque chose qui cloche ? s’enquit le commissaire en faisant rouler la pierre de son briquet.
Le gendarme piocha une cigarette dans le paquet de Valet et la piégea entre ses dents.
— J’ai arrêté de fumer voilà une semaine, mais j’ai très mal choisi la période…
Des volutes claires le bâillonnèrent quelques secondes. Puis il annonça, d’une voix goudronnée :
— Une femme vient de débarquer à la gendarmerie, en pleurs. Elle affirme que sa fille de treize ans, Eléonore, a disparu dans les rues de Dunkerque…
16.
Vigo Nowak habitait à moins d’un kilomètre de chez ses parents, à la périphérie de Lens, dans une maison des Mines identique en tout point aux milliers de clones perchés sur les interminables rues parallèles. La plupart des habitants de ces anciens corons se chauffaient encore au feu à charbon et buvaient de la soupe le soir. Dans moins de dix ans, les dernières gueules noires, lampistes ou porions, s’éteindraient dans l’anonymat, les yeux rivés vers cet horizon de sueur et ces vitres teintées de houille qui résumaient si bien l’histoire de leur vie.
L’ambiance des alentours, voies désertes, terrils endormis et treuils hors d’usage, suggérait celle d’un mouroir, mais le loyer dérisoire et le coin d’un calme aquatique attiraient les plus récalcitrants. En définitive, on se sentait ici dans un lieu hors du temps, épargné par les affres de la grande civilisation.
Chargé de paquets emballés, Vigo remonta une allée de caillasse et entra sans frapper chez ses parents. Le mobilier s’affichait à l’image du lieu, sobre, sans fioritures. Par-ci une lampe de sûreté Davy, par-là un chevalement en allumettes. Au-dessus d’un vaisselier, la piste de 421 usée, le tapis de belote enroulé. La mine avait causé tellement de dégâts qu’elle continuait, des années plus tard, à empoisonner les lieux d’une symbolique douloureuse.
— Les hostilités ont déjà commencé à ce que je vois ! s’écria-t-il en posant ses présents au pied du sapin synthétique.
— Retard, Gaillette[2] ! sourit France, sa mère, en lui tendant une flûte de Champagne. Ton frère et ton père traînent dans le patio. Ils discutent tiercé, pour ne rien changer ! Mais… Qu’est-ce que tu t’es fait au front ?
— Un coin de porte, rien de bien grave. Tu es sublime maman… Elle te va à ravir !
France décrivit une arabesque élégante.
— Ton père a grogné quand il m’a vu revenir avec cette robe. L’un des rares plaisirs que je me fais dans l’année, et il réussit à me le reprocher ! Quelle pièce celui-là alors ! Allez, rejoins-les ! J’ai encore des préparatifs !