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Vigo lui lança un baiser et se faufila dans le patio. S’il avait hérité des lignes élancées et dansantes de sa mère, Stanislas, son frère, tirait plus sur la silhouette ramassée du patriarche. Des os courts et épais, des épaules de boxeur et des mains semblables à des gants en latex gonflés. Son visage luttait contre les morsures du temps en entretenant un potager de boutons d’acné.

— Encore à parler de chevaux ? dit Vigo en pinçant son père à la taille.

— Pour sûr ! répondit Yvan en faisant claquer sa jambe de bois sur le carrelage. On prépare la course de d’main. Mais y’a une tripotée d’favoris. Ça va pô payer !

Son père débitait les lettres avec un parler tel que les mots semblaient écrasés par un rouleau compresseur. Le Ch’timi tuait les « a » et les « o » pour les remplacer par des sons bâtards.

— Ah ! l’opium du peuple de France ! Vous devriez arrêter le tiercé, ça rend marteau ! conseilla Vigo avec un sourire.

— Dis ça à un autre, Gaillette répliqua aussitôt Stanislas, son frère, une pile de cartons à parier et un stylo PMU entre les mains.

— Vous perdez votre temps à courir après la réussite, en bonnes vaches à lait pour l’Etat ! Des gens qui jouent toute leur existence ne gagneront jamais un centime, d’autres vont tenter une fois leur chance et décrocher le pactole. Je vous le répète, on ne provoque pas la chance ! C’est elle qui vous provoque !

Yvan envoya un coup de coude complice à Stanislas.

— V’la Gaillette qui s’met à faire d’l’esprit. Y en a qui carburent aux amphétamines, d’aut’aux bidets. Tu préfères quô ? Cause-nous plutôt boulot. Cha avance ta r’cherche ?

— La sécheresse, admit Vigo. La région ressemble à une forêt brûlée, une saleté de pyromane appelée récession économique s’amuse à ravager les entreprises…

Il tirailla le menton de son frère.

— Mauvaise tête Stanislas. Grosse journée pour toi ?

— Ouais. Une sale histoire…

Vigo engloutit d’une lampée son Champagne. Une légère appréhension lui serra la gorge : le spectre d’un corps en immersion flottait dans son esprit.

— Quel genre d’affaire ?

— On a retrouvé une fillette assassinée. Pas trop envie d’en parler maintenant. Ils m’ont pris la tête avec leurs rapports !

— Pas jojo pour une veille d’Noël, compatit le père Yvan en saisissant un paquet de tabac posé sur une chaise.

Vigo poussa un ouf de soulagement. Une affaire de fillette tuée ? Rien à voir avec son histoire. Il fouilla dans la poche intérieure de sa veste et fourra un Salomon sous le nez de son père.

— Laisse tomber ton brûle-poumon et goûte-moi ce nectar ! Tu m’en diras des nouvelles. En voilà un pour toi aussi Stan.

— Belle bête ! apprécia le père en craquant une allumette. Sers-me une gout’ d’whisky fiston !

— Où t’es-tu procuré de tels barreaux ? s’étonna Stanislas. Salomon ? Ça vaut une fortune !

— Un ami qui revenait de Cuba m’en a rapporté une poignée…

Une nappe de fumée se déroula lentement. Les verres tintèrent, l’alcool ambré jouait en vaguelettes contre les parois translucides. Après quelques gorgées et maintes élévations de voix, Yvan se mit à déambuler, tête haute, menton tendu, le cigare cloué aux lèvres et un petit doigt en l’air.

— Faut vraiment pas grand-chose pour ressembler à un pingouin ! Un whisky, un bon cigare au bec, une cravate, et hop !

Yvan prit le ton d’un jet-setter tropézien.

— Si ces messieurs veulent bien prendr’ l’peine de m’suivre ! Nous allons nous diriger vers l’salle d’réception, n’est-ce pas, où nous attendent caviar et champaaaagne. Un chauffeur va bichonner vos Lolo Ferrari, vous z’inquiétez pas. Ce… cigare est un grand cru, cher ami !

Ses mots mâtinés de patois se noyèrent dans des éclats de rire…

Une fois les huîtres et le foie gras au fond des estomacs, ils se décidèrent à déballer les cadeaux. L’alcool avait commencé son lent travail de corrosion, enflammant les corps et embrouillant les esprits. Vigo et Stanislas se trémoussaient au milieu de la salle à manger sur un air de Kubiak, sous l’œil d’une France amusée. Yvan déblatérait, comme tous les ans, des vers de Jules Mousseron.

Qu’ifait gai dins les corons,

L’été, l’matin du diminche.

In n’intind qu’rir’s et canchons,

Sitôt que l’journée cominche.

France baissa le son de la chaîne hi-fi, provoquant une vague de protestations, et piocha deux enveloppes au pied du sapin.

— On sait plus quoi vous acheter avec ch’père, rougit-elle, alors voilà un peu d’argent. Ce n’est pas grand-chose mais vous en ferez ce que vous voudrez. Joyeux Noël mes fils !

Elle les pressa contre sa poitrine. Yvan remua l’air d’un geste d’approbation en mâchouillant son cigare. Ses fils, sa fierté.

— Deux cents euros chacun ! Fallait pas m’man ! reprocha Stanislas. Vous avez assez fait pour nous. Les études, les sacrifices et tout le reste. Je sais ce que cet argent repré…

— Tais-te ! fit Yvan. Si on t’donne une telle somme, c’est qu’on peut. Empoche-me ça avant que j’regrette ! J’suis peut-être qu’un pauv’ pensionné, mais mes enfants n’ont jamais manqué d’pain… La grand’ fierté d’notre région, c’est ce cœur d’or qu’on a chacun au fond d’nous. On est tous nés d’la même veine d’charbon…

— J’espère vous rendre un jour la monnaie de votre pièce, souffla le jeune policier d’une voix chevrotante. En attendant… Voilà pour vous. Et ce petit paquet pour toi frérot !

— Ah ! Un jeu vidéo ! sourit Vigo avant même de déballer son cadeau. Tant qu’on y est – il collecta les boîtes multicolores étalées sur le sol –, ce n’est pas grand-chose cette année, désolé, mais les fins de mois sont un peu difficiles en ce moment… Je me rattraperai au Noël prochain, promis !

Vigo avait longtemps hésité, dans la journée, à offrir un voyage de rêve à ses parents. Mais il connaissait sa mère, sa langue déliée. Le lendemain, les ragots rouleraient dans les chaumières. Comment un fils au chômage pouvait-il payer un tel cadeau à ses parents ?

Son père hérita donc d’une boîte de cigares, des Coronas, ainsi que de petit matériel de pêche, sa mère de boucles d’oreilles d’ambre et son frère d’un filtre à appareil photo permettant de créer des effets spéciaux.

Moins de deux cents euros d’achats. Le prix du sacrifice pour préserver les apparences…

— Je propose qu’on trinque, proposa Vigo en remplissant les verres d’un montbazillac 1999. Au bonheur, au destin, à notre bonne santé !

— Not’ bonne santé, ouais ! envoya Yvan en levant le rebord de son pantalon et dévoilant l’appendice de bois.

Patte-en-bois devait sa longévité à l’accident qui lui avait coûté la jambe. Après trois semaines au fond du trou, une berline chargée de charbon lui avait broyé le tibia, lui évitant de croupir dans les veines souterraines et de cracher noir à la quarantaine.

Quatre heures plus tard, au petit matin, le patriarche ronflait devant la télévision, assommé par le genièvre de Houlle. Stanislas était écrasé sur la table, alcoolisé au point de s’enflammer, un verre devant lui. Sa dizaine de neurones encore en état activaient sa main qui gribouillait sur un coin de feuille. Vigo dansait seul, un pied battant au rythme du timbre feutré de Bono. Sa chemise n’était plus qu’une boursouflure de sueur et d’alcool mélangés, ses cheveux de jais luisaient à chaque éclair des lampes clignotantes. Il s’approcha de son frère avec l’idée de lui vider son verre, de s’enivrer jusqu’à saturation, de s’offrir une biture à la Nicolas Cage dans Leaving Las Vegas.

Dans une semaine, il descendrait vers la capitale pour arpenter les boîtes branchées du Paris nocturne, histoire de se gaver de filles et de Champagne. En mettant le prix, il côtoierait les premières lignes de la jet-set, accrocherait leur sympathie et remplirait un beau carnet d’adresses. Avec le travail des esprits et la complicité du temps, il monterait en puissance dans ce microcosme à paillettes, à l’ombre de la société et de ses pauvres moutons de Panurge.