Ne pense pas aux grognements… Ils n’existent pas… J’ai froid… J’ai faim…
La douleur lancinante accrochée au fond de sa gorge ne la lâchait plus. Une gêne impalpable qui la forçait à tousser, lui donnait envie de se gratter le palais jusqu’à transpercer la voûte de chair. Elle avait beau boire, cracher, rien ne sortait, hormis des rouleaux de feu.
Depuis leur arrivée dans la caverne humide, le Monstre rugissait de colère. Mélodie percevait, dans sa façon de battre le sol, le reflet d’une méchanceté intérieure. Parfois, la Bête rôdait autour d’elle et un souffle tiède frappait son visage d’enfant en pulsations dégoûtantes. Pourtant, elle lui avait obéi. Elle s’était laissé faire, sans bouger. Alors pourquoi son papa ne venait-il pas la chercher ? Pourquoi le Monstre ne tenait-il pas sa promesse ?
Parce que les monstres sont méchants. Les monstres ne disent jamais la vérité.
La gamine frigorifiée devinait dans l’épaisseur de l’air la tension d’un orage sur le point d’éclater. Elle sentait certaines choses plus que n’importe quel autre enfant, un surplus de sensibilité qui lui permettait de voir à l’intérieur des êtres, de ressentir la chaleur de leur aura ou le salpêtre de leur rage. Et ce qu’elle découvrit dans l’âme du Monstre l’ébranla. Elle réprima un sanglot, s’empressa d’essuyer la perle qui roulait sur sa joue, tout en repliant ses jambes contre sa poitrine. Trop tard. Une gifle la projeta sur le sol.
— Arrête de gémir ! Et n’abîme pas ta poupée ! Ne l’abîme surtout pas !
La morsure de la douleur, le cuivre du sang sur les lèvres et la respiration qui tressaute.
La comptine qui la rassurait tant ne trouvait plus le chemin de son esprit. Mélodie plissa les paupières, chercha dans son for intérieur des chaleurs de parfums, des rires éclatants, les hennissements gais de Pastille le mini-poney. Mais plus rien n’affluait. La nuit éternelle coulait des parois de son crâne et ne tarderait pas à l’ensevelir. Pour toujours.
Dès qu’elle s’enfouirait dans les bras de papa, elle ne manquerait pas de tout raconter. De dire que le Monstre lui avait fait mal aux mains et l’avait empêchée de crier en collant du sparadrap sur sa bouche. Qu’il l’avait forcée à sourire, à rester immobile dans cette puanteur de cuir alors qu’il lui brossait les cheveux. Si fort et si longtemps qu’il lui semblait avoir saigné du crâne.
Oui, elle dévoilerait tout, sans oublier le moindre détail. Ces odeurs à vomir, ces hurlements inhumains, ces choses sur le sol, molles et craquantes. Entassées par centaines. Par milliers.
L’haleine rance du fauve glissait à présent le long de sa nuque. Une vague tiède et pénétrante, à l’odeur de savane. Si près d’elle ! Ses pas – des sabots, pensa Mélodie – ne claquaient plus dans la pièce, comme tout à l’heure. Preuve qu’il la disséquait méticuleusement du regard, là, juste au-dessus d’elle. À quoi pouvait-il bien ressembler ? Il devait avoir des dents pointues, des touffes de poils sur le museau, des yeux gigantesques.
Jamais elle n’avait pu voir sa silhouette, ni celle des autres présences, plus étranges encore. Alors comment décrirait-elle avec précision le Monstre ? Elle raconterait son histoire à ses camarades de l’institut spécialisé, mais jamais ils ne l’écouteraient. Si jeune, elle savait déjà que la plupart des humains ne croyaient qu’en ce qu’ils voyaient. Une perception de la réalité qui n’avait aucun sens pour elle. Qui n’en aurait jamais.
Mélodie puisa dans la chaleur de son corps la force de ne pas hurler. Ses doigts, ses bras, ses jambes s’engourdissaient, léchés par la glace. Ses dents claquaient, sa chair devenait pierre. Pourquoi la Bête lui avait-elle ôté son blouson ? Elle ordonna à ses cordes vocales de vibrer, de supplier une couverture, un nid de plumes au creux duquel elle pourrait s’enfouir. Mais même là, en elle, le désordre s’installait. Son organisme ne lui obéissait plus.
Elle entendit un petit déclic au bord de son oreille, puis sentit une violence de givre lui caresser la joue. Le Monstre acérait ses griffes d’acier.
Elle sut à ce moment que tout allait se terminer.
Des hurlements de pneus surgis de l’extérieur éloignèrent soudain la Bête, qui fit vibrer la vitre d’une fenêtre lorsqu’elle y plaqua son front.
De l’agitation, dehors. Peut-être papa arrivait-il enfin…
3.
La 306 stoppa sa course dans une déchirure de gomme.
— Bon Dieu Vigo ! C’était quoi ?
Vigo ne répondit pas immédiatement, liquéfié sous sa parka. D’une main tremblante, il réveilla les phares et fixa son rétroviseur.
— Je… j’en sais rien ! On aurait dit… un animal !
Sylvain Coutteure l’empoigna fermement.
— Non ! Pas un animal ! Ça… ça a tamponné le phare, le capot, le pare-brise ! Une bête… aurait été expulsée vers l’avant ou écrabouillée ! Fais… fais marche arrière !
Vigo contracta les mâchoires. Les réactions vitales de son organisme – suées, gorge sèche, poils hérissés et glandes hyperactives – hurlaient avec une certitude chimique ce que son esprit n’osait admettre : ils avaient percuté une forme longiligne, un paquet de chair bourré d’organes, une banque du sang. Ils avaient défoncé la carcasse moelleuse d’un être humain, en pleine nuit, dans un désert de pales bourdonnantes.
Une masse sombre, immobile, émergea dans la lueur des feux arrière.
— Va… va voir ! s’écria Vigo.
— Faut… faut appeler une ambulance ! Les secours !
— Va voir d’abord ! Dépêche-toi, bordel !
Sylvain obtempéra. Les éoliennes gémissaient comme autant de moteurs, le vent du nord projetait ses aiguilles de glace. Au loin, sur le bitume, la forme molle se précisait. Un homme… serré dans des vêtements noirs… le crâne luisant sous la langue rouge des feux.
Les lèvres pincées, Sylvain bascula le corps sur le dos. Rien ne différenciait le visage inconnu d’une coulée de lave. Ses yeux fixaient le néant, les jambes décrivaient des angles impossibles.
— Vi… Vigo ! Viens ! Je crois que ce… ce type est… mort ! Il est mort putain !
Vigo coupa les phares – ahurissant comme l’instinct fixe ses priorités –, s’empara de sa lampe torche et se jeta sur l’asphalte. Index et majeur s’élancèrent à la recherche d’un battement, d’une onde de vie sur la gorge immobile.
— Merde ! C’est… c’est pas possible !
— Vigo… Faut… les flics…
Vigo palpa la carotide, le poignet, plaqua une oreille sur la poitrine. Aucun son, hormis ceux surgis de son imagination : sirènes hurlantes et cliquetis de menottes.
D’un coup, il se releva. Autour, des éoliennes folles, un entrepôt abandonné. Par-delà, ténèbres figées, poinçonnées de pustules phosphorescentes. L’anonymat de la nuit. L’absence de témoins. La simplicité d’un coup d’accélérateur pour distiller le cauchemar.
— Attends ! Il faut envisager toutes les possibilités !
— Quelles possibilités ? Ce type est raide ! On doit prévenir la police ! Donne ton portable !
Vigo s’approcha d’un sac de sport, à deux mètres du pantin. Ses mots moururent sur le bord de ses lèvres lorsqu’il écarta les flancs de nylon.
Des billets. Des montagnes de billets.
Cette fois, plus d’hésitation. Ordre du cerveau, neurotransmission, influx propagé jusqu’aux quatre mille terminaisons nerveuses du pouce. Contraction musculaire. Bouton pressé. Torche qui s’éteint.
— Pourquoi t’as éteint ! Allume cette putain de torche !