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Cet argent était la poudre qui allait propulser le boulet de canon.

Le battement d’un tam-tam cognait sourdement dans sa tête. Sous l’emprise de l’alcool, dans cet état second, il se sentait capable de tout. Les quelques bières ingurgitées la veille l’avaient aidé à garder son sang-froid, à émousser sa conscience le temps de compresser ce cadavre dans son coffre et de l’abandonner au fond d’un marécage.

Et les molécules éthyliques l’aideraient à nouveau très bientôt… Il pressa inconsciemment les somnifères enfouis au fond de sa poche…

Il manqua de tout régurgiter lorsqu’il aperçut l’esquisse sous le stylo de son frère.

Des simulacres d’éoliennes, des lampes bordant deux traits parallèles, la représentation cubique d’un entrepôt. Et une forme allongée, démantibulée aux côtés d’une voiture.

Épris de bouffées étouffantes, il secoua son frère par l’épaule.

— Où as-tu vu ça ! Ce dessin, que représente-t-il ?

Stanislas redressa la tête, le souffle bruyant, l’haleine enflammée. Ses pupilles ressemblaient à deux bulles d’encre éclatées. France réapparut de la cuisine, l’air sévère.

— Ton frère dormira ici ce soir ! ordonna-t-elle. Et ça se croit flic ? Il est incapable de rentrer à Lille. Pourquoi faut-il toujours que ça se finisse de la sorte ? Et écoute l’autre ronfler ! Plus bruyant qu’un paquebot !

Elle disparut en grommelant, le tablier autour de la taille. Vigo renforça son étreinte mais Stanislas voguait sur la crête des flots éthyliques.

— Réponds, bon Dieu ! Que représente cette scène ?

— Konfidenzial ! Konfidenzial !

— Réponds putain !

Le policier trapu retint des relents nauséeux, enfonça son crayon sur le cube représentant l’entrepôt avant de marmonner :

— C’est là ! C’est là que… la petite fille… s’est fait buter ! Parce… qu’un enfoiré… beurrrh… a renversé… son père… en pleine nuit… et s’est enfui… avec le magot… La petite fille aveugle…

Vigo s’empara du litre de genièvre et remplit un verre à ras bord. Son corps ne lui obéissait plus et ses jambes flageolaient. Il s’accrocha au coin de la table, tirant une partie de la nappe pour se redresser de justesse. Stanislas se mit à rire sauvagement, les dents grinçantes tel un djinn maléfique, le visage semblable à une ombre de folie. Le stylo allait et venait sur la feuille, toujours au même endroit, si bien que la mine finit par transpercer la surface de papier.

Une flèche joignant la fenêtre de l’entrepôt et la voiture barrait le dessin.

— Il a… tout vu ! pesta Stanislas. Le tueur… a tout vu ! Ce n’est pas… la police qui… va retrouver le chauffard… mais l’assassin en personne ! Tu avais… raison, frérot. On ne peut… pas tromper… la chance ! On ne peut pas !

Ses entrailles crachèrent un rire méphistophélique.

Vigo vomit instantanément…

17.

L’ampoule crasseuse du plafond tressautait, pleurant des ombres fugitives sur les briques étouffées par des sillons charnus de moisissure. L’air empestait l’urine, la poubelle fermée, la décomposition d’organes putréfiés. Malgré l’absence de corps pourrissant ou de matière fécale au creux de cette gorge humide, l’odeur persistait, suintant des murs en une sueur grasse et luisante.

Eléonore se tenait recroquevillée sur un matelas délabré, infesté de poils et percé en maints endroits par des ressorts réduits à l’état de fils de fer agressifs. Sa tête brûlait affreusement. Elle avait trop pleuré, ses yeux piquaient et les larmes avaient creusé un lit de sel jusqu’au bord de ses lèvres, se mêlant à la morve qui dévalait de son nez. Elle cracha les poils d’animaux collés sur sa langue et son palais, évitant de peu un vomissement.

Petit à petit, les images clouées au fond de son inconscient s’étaient organisées, propulsant le passé aux premières loges. La voiture… La vieille dame aux cheveux argentés… Les poupées à l’arrière… Le murmure de la radio et ce chiffon infect écrasé sur ses narines.

Ces vapeurs à vomir, puis le grand trou noir…

Une fois arrachée à sa torpeur, Éléonore avait fouillé dans la poche intérieure de son blouson à la recherche de son téléphone portable. Ses espoirs avaient volé en éclats lorsqu’elle avait compris qu’on le lui avait subtilisé, rompant ainsi son seul lien avec le monde de la lumière.

On la retenait prisonnière au fond d’une gueule obscure à l’haleine de cadavre. Une nouvelle fois, le flot des larmes l’emporta.

Sa vue se brouillait de flashes déments, de scénarios dignes des pires histoires de Stephen King : la quantité incroyable d’imaginaire qu’est capable de débiter le cerveau d’une gamine de treize ans ! Une petite voix qu’elle s’efforçait de repousser en plissant les paupières lui murmurait des tréfonds de l’âme que sa fin approchait, qu’elle allait mourir dans des souffrances inhumaines.

Elle constata soudain la blancheur nacrée de ses doigts, les séismes incontrôlés qui investissaient ses membres et le grand vide qui se déroulait dans son crâne. Les signes ne trompaient pas, l’hypoglycémie contaminait peu à peu son organisme. Une éruption de panique bloqua l’air au seuil de ses poumons. Elle finit par cracher, à s’arracher la gorge, comme après une apnée interminable.

Elle s’efforça de contrôler sa respiration comme le lui avaient enseigné les médecins. Sa maladie l’avait rendue plus mûre que les enfants de son âge, son caractère et sa force psychique s’étaient forgés de chaque victoire arrachée à ses propres faiblesses. Avec précaution, malgré ses tremblements, elle souleva son pull, son tee-shirt et plongea les yeux sur l’écran de la pompe accrochée à sa taille par une ceinture de nylon. L’indicateur de débit clignotait, la cartouche assurant la distribution d’insuline était vide. Il lui restait pourtant huit heures d’autonomie après son départ pour la pharmacie. Comment avait-elle pu rester inconsciente si longtemps ? Le sommeil naturel avait-il relayé son anesthésie ?

À trente minutes près, on l’aurait retrouvée morte, blanche comme l’os.

Appliquant un protocole qu’elle connaissait par cœur, elle détacha de sa ceinture de survie une boîte contenant six seringues prédosées pour sa morphologie et son type de diabète. Elle chercha une zone où piquer l’aiguille sous sa peau – son ventre, ses cuisses et le haut de ses bras n’étaient plus qu’un champ ravagé par des rougeurs et des boursouflures.

L’insuline à action rapide chassa dans la minute le masque de mort qui, déjà, avait rigidifié ses traits. La chaleur diluée empourpra son visage. Dans une autre pochette de cuir, elle puisa une tablette de glucose qu’elle laissa fondre sur sa langue…

La vie fleurit de mille pétales, victorieuse au cœur des chrysanthèmes.

Mais pour combien de temps ? Les cinq doses restantes, ces dix millilitres plus précieux qu’un trésor de diamants, épargneraient son organisme quarante heures au plus, peut-être moins si on ne la nourrissait pas.

Encore quarante heures avant de mourir… Non… Encore quarante heures à vivre !

Le coup de fouet du glucose éperonna ses muscles et arqua son corps. Elle s’arracha du matelas et tambourina sur une porte en bois. Pas de poignée. Arrachée, semblait-il. Non, on ne lui rendrait pas sa liberté. Jamais. On allait la…

Elle tourna brusquement la tête pour réprimer cette idée. Son regard tomba alors sur des irrégularités, au bas des parois. Elle plissa les yeux, refusant de croire ce qu’elle voyait. Ses mâchoires craquèrent de dégoût.