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Deux impulsions identiques, la même nuit, à quelques kilomètres d’écart.

Une coïncidence troublante.

— Des hypothèses, tout ça ! maugréa-t-elle.

— Vous m’avez parlé ? demanda la femme de ménage.

— Euh… Non… Je pensais à voix haute…

— Ça m’arrive souvent moi aussi. La solitude rend marteau parfois…

Lucie était déjà replongée dans ses déductions. Norman… Le lieutenant Norman avait soulevé la possibilité que les chauffards soient plusieurs, pour lever le corps, parce que l’assassin n’était pas intervenu.

Encore un point commun.

Lucie s’humidifia les lèvres. Un détail clochait. Pourquoi les taggueurs se seraient-ils rendus dans le champ d’éoliennes, phares éteints ?

Quelqu’un leur a peut-être fait peur. Surpris, ils ont pris la fuite et se sont faufilés dans le maillage de la zone industrielle. Une course-poursuite, comme Raviez l’avait signalé !

Une fois Cunar renversé, ils avaient découvert le magot. Du pain béni pour deux chômeurs. Cet argent pouvait-il mieux tomber ?

Lucie se tortillait sur son siège, indifférente aux allers et retours de serpillière sous ses pieds et aux tonnes de parfum discount dont s’était aspergée la femme de ménage. La scène défila une énième fois devant ses yeux. Le chauffard qui cherche à éviter Cunar. Le choc. La disparition du corps et du magot. Tout se tenait.

La liste des licenciés ! Les taggueurs en font certainement partie ! Et donc les chauffards aussi !

Lucie quitta son poste et s’élança à l’assaut des marches, direction le premier étage. Norman avait demandé à ce qu’on lui faxe la liste des personnes licenciées de l’aciérie Vignys, « pour la forme ! » avait-il plaisanté. Combien de noms ? Une centaine, se rappelait-elle.

Lucie n’eut pas assez de toutes ses dents pour rager. Porte de bureau close. Hors de question de déranger la cavalerie en pleine nuit, car si elle se trompait…

Mais elle ne se trompait pas.

Les taggueurs avaient été trop rigoureux, trop prudents. S’ils n’avaient pas biffé cette inscription ou ramassé les morceaux de phare, jamais le lien n’aurait été établi.

Sans s’en rendre compte, ils avaient signé leurs actes.

La perfection était leur signature…

19.

À plusieurs reprises, des crampes violentes avaient contraint Eléonore à se coucher sur le sol. Depuis combien de temps se cachait-elle derrière cette porte, les seringues pressées au creux de la main ? Quatre, cinq heures ?

Nuit ? Jour ? Peu importait. Seul comptait un nombre. Trente-cinq. Trente-cinq heures à vivre. Maximum.

Durant cette période d’agonie mentale, des kaléidoscopes sanglants avaient circulé dans sa tête, des fins violentes de films, des bribes d’informations où l’on parlait d’enlèvement, de pédophilie, de mort. Dernièrement, ses parents l’avaient encouragée à regarder le journal de vingt heures, à suivre de près le procès du Monstre de Charleroi, pour qu’elle puisse se rendre compte du danger encouru de parler à des inconnus. Aujourd’hui, ce déferlement d’horreur la frappait de plein fouet. Si elle survivait, le grand enseignement qu’elle tirerait de cette expérience serait que « ça n’arrive pas qu’aux autres ».

Sa gorge en manque d’eau brûlait. Eléonore avait uriné deux nouvelles fois dans le coin opposé, mais l’odeur ne la dérangeait plus. Dans ses mains, l’insuline compressée sous plastique, cette incroyable capacité d’insuffler la vie d’un simple mouvement du pouce. Les injections faisaient partie de son quotidien, au même titre que se brosser les dents. Une tâche comme une autre, voilà tout. Sauf qu’oublier de se brosser les dents n’avait jamais tué personne.

D’un coup, le frémissement de l’ouïe prit le dessus sur ses quatre autres sens. Un sursaut, là, à l’extérieur ! Puis le court passage de la perception à la réalité : des bruits de pas ! Lourds et terrifiants. Dans l’obscurité, elle devina une dernière fois le matelas. Il était encore temps de renoncer, de se donner une chance de vivre. Parce que là, si elle ratait son coup…

Eléonore s’accroupit au maximum, arrière-cuisses sur mollets, prête à se propulser vers l’avant. Ses muscles éprouvés par l’attente ne lui épargnèrent pas des douleurs que même les torrents d’adrénaline ne parvenaient à vaincre, le sang gorgeait ses tempes.

Lorsque les gonds grincèrent, sa vessie creva et la souilla jusqu’aux talons de ses chaussures. L’entrebâillement de la porte… Un cône oblique de lumière rouge… À l’entrée du cachot, une ombre d’une taille démesurée… Le monstre des ténèbres…

— Ne fais pas semblant de dormir ! Je t’ai entendue, petite coquine ! Viens me rejoindre ! Nous avons une mission à accomplir !

Maintenant ou jamais ! Eléonore planta les mandibules d’acier dans la cheville droite et pressa avec hargne les trois poussoirs.

Ses espoirs de fuite n’eurent pas le temps de se matérialiser. Une araignée de doigts puissants se referma sur sa chevelure au moment où elle se faufilait hors de sa prison. Stoppée net dans son élan, elle crut que son crâne allait se fendre en deux. Elle hurla de toutes ses forces.

— Petite garce ! hurla plus fort encore la silhouette.

Eléonore ne put esquiver la gifle qui manqua de lui arracher la tête. Des points lumineux se déversèrent sous ses paupières lorsqu’elle percuta un mur avec violence. La femme pesta en fracassant les seringues sur le béton.

— Qu’est-ce que tu m’as injecté ? Je vais te saigner, sale putain ! Attends un peu !

Des claquements sourds, des cris distordus, les raclements d’une lame. De plus en plus proches. Les yeux d’Éléonore s’ouvrirent pour graver une image de folie sur leurs rétines. Le fauve se dressait devant elle, le visage dans l’ombre, l’haleine rance, un couteau cranté brandi au-dessus de la tête.

C’était la fin. Le bras s’abattait déjà.

La dernière pensée d’Éléonore se porta vers sa mère…

L’arme frappa à moins de dix centimètres de sa joue gauche. Dans un long cri rauque, la géante s’écrasa sur le sol.

Tremblant de tous ses os, Éléonore s’agrippa à un anneau fixé dans le mur et parvint à retrouver un équilibre fragile. L’ampoule rouge grossissait, rétrécissait, au rythme des afflux organiques qui lui frappaient les membranes. Désorientée, terrorisée, Éléonore focalisa son attention sur le rectangle de bois entrouvert, au bout de la pièce identique en tout point à la cave d’où elle sortait.

Une autre porte.

Elle serra les poings, chevaucha la masse inerte et se rua vers son point de fuite. Déjà, l’oxygène sifflait dans ses poumons. La peur lui rongeait tout l’intérieur du ventre, décuplant sa volonté de s’échapper. Le rempart de bois franchi, elle remonta un interminable couloir en demi-lune tapissé de toiles d’araignées, éventré de lourdes portes, perforé d’ampoules, qui suggérait les vertèbres ensanglantées d’un animal démoniaque. Parfois, dans les parois, des trous illuminés d’une faible lumière. Éléonore osa un regard oblique. Des bocaux… Des choses gluantes, à l’intérieur… Pas le temps de voir, trop haut. Elle poursuivit sa fuite sans plus détourner les yeux.

D’un coup, le sol devint mou, craquant. Ses pieds disparurent…

Des écorces. Une mer d’écailles de pin jonchait le sol en amoncellements brunâtres. Dans l’œil de la tourmente jaillit l’odeur du cuir. Eléonore se souvenait… Cette puanteur cloisonnée dans l’habitacle de la voiture trouvait son origine ici, au cœur des catacombes, derrière l’une de ces portes… L’estomac retourné, la fillette ralentit. Des grattements… Elle percevait des grattements. Là, partout, autour. On creusait…

Ses mains pressaient ses hanches, sa gorge asséchée par les émanations de cuir cherchait un oxygène aussi rare que la lumière.

— Y’a… Y’a quelqu’un ?