Sa voix installa un silence instantané. On l’écoutait derrière l’une de ces forteresses de bois… Et si les ténèbres retenaient d’autres enfants, apeurés au point de se taire au moindre son de voix ?
— Répondez ! Qui est là ? Répondez !
Elle hésita, sautilla pour essayer d’atteindre un loquet trop haut.
— J’y… arrive… pas… J’y arrive pas !
Elle se retourna, haletante. Toujours personne.
— Je… m’appelle Éléonore … Je vais vous aider !
À l’aide du pied, elle groupa une montagne d’écorces au bas de la porte pour s’en servir comme d’un rehausseur. Même sur la pointe des orteils, elle ne réussit à se grandir que de quelques centimètres. On dit que la volonté ébranle les murs. Pas ici.
— Je… Je suis désolée…
Elle accéléra à nouveau, focalisée sur son objectif : le bout du tunnel.
Je… préviendrai… la police… Dès que… je serai… loin d’ici… On va venir… vous… sauver…
Les perspectives convergèrent enfin sur un escalier de pierre en colimaçon qui s’engouffrait vers d’autres profondeurs ou s’envolait vers l’obscurité. Sans réfléchir, elle grimpa aussi vite que sa charpente d’oisillon le lui permit, manqua à maintes reprises de se rompre le cou en dérapant sur les pierres humides. Plusieurs niveaux. D’autres couloirs fuyaient vers des noirceurs interdites. Combien de portes, de caves ? À quoi pouvaient servir ces oubliettes macabres ? Dans quel labyrinthe mythologique l’avait-on enfermée ?
La poitrine en feu, elle progressait, coûte que coûte, les yeux rivés à présent sur le carré lumineux apparu quelques mètres au-dessus. Elle allait y arriver ! À dix marches de la liberté.
L’éclipse d’ombre qui déchira la lumière et s’abattit sur son visage ruisselant brisa d’un coup sa volonté de vivre. Du mélange abject de sons qui coula de la bouche étrangère, Éléonore ne comprit que ces mots :
— … je m’en doutais…
20.
La sonnerie du téléphone parut d’abord lointaine, évaporée dans la brume des songes, puis de plus en plus proche. Lucie resta en apesanteur sur la frontière de l’éveil, avant de s’apercevoir que cette montée dans les aigus sourdait du monde réel. Le papillon fragile quitta son cocon, chevaucha des monts de thrillers étalés sur le sol et se précipita sur l’appareil sans prendre le temps de s’étirer. L’indicateur lumineux du répondeur clignotait sur « 3 ». Comment les cataractes du sommeil avaient-elles pu l’emporter au point de la rendre insensible aux appels téléphoniques ?
Joyeux Noël ! s’apprêtait-elle à vociférer. Elle se sentait en forme, débordante d’une énergie solaire. Combien de temps avait-elle dormi ?
— Lucie ? Pierre Norman à l’appareil ! Qu’est-ce que tu fiches ?
— Qu’est… Pierre ? Mais qu…
— Il faudrait peut-être te presser ! Direction le zoo de Lille, je passe te prendre dans dix minutes ! Il y a le feu ici ! Tu es sûre que ça va ?
Lucie bâilla à en perdre les mâchoires.
— Hmm… Excuse-moi Pierre, mais je dormais. Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire. C’est Noël, et le commissai…
— Noël ? Tu as bu trop de Champagne ou quoi ? C’était hier ! Nous sommes vendredi, neuf heures trente du matin. Habille-toi en civil ! J’arrive !
Les pupilles de Lucie s’arrêtèrent sur le cadran de sa montre. Le calendrier indiquait « 26 décembre ».
— Mais…
Elle raccrocha, s’apercevant que Norman avait déserté la ligne. Vingt-sept heures de sommeil sans interruption… Ce qui expliquait cette sensation de fraîcheur, ce goût de fleur épanouie sur ses lèvres.
Tu m’étonnes ! Hibernatus est un plaisantin à côté de toi !
Les pensées acculées aux portes de son cerveau explosèrent.
Les jumelles ! Mince !
Elle écouta les messages de sa mère, composa dans la panique son numéro afin de lui demander des nouvelles des filles, promit qu’elle passerait dès que possible, ramassa le courrier qui traînait dans la boîte depuis plusieurs jours et entrebâilla la porte d’entrée.
Factures… Factures… Factures…
Génial ! Joyeux Noël à vous aussi…
Elle se glissa sous une douche brûlante.
Quelle mère irresponsable tu fais, quelle fille indigne ! sourit-elle en s’attardant dans les vapeurs torsadées. Que va penser maman ? Et patati, et patata ! Je l’entends déjà !
Sous les filets d’eau, la jeune femme remua les épaules, agita la poitrine d’impulsions sèches et précises, se lissa le ventre du plat de la main et esquissa des mouvements de jambes à la Marilyn Monroe. Un mètre cinquante-neuf de fraîcheur, une vraie star des bains.
Pas si mal que ça ma grande ! Plus tout à fait croquante, mais presque ! Encore de quoi faire dresser quelques bistouquettes !
Une pulsion inconsciente, une libido saturée de désirs la poussèrent à traîner sous le jet revigorant. La porte était ouverte, Norman pouvait entrer…
Justement…
Tu es sotte, qu’est-ce qui te prend ? Ce type ne t’attire pas particulièrement ! Et quand bien même ? On ne s’attaque pas à la hiérarchie !
Son corps disparut sous une cascade de mousse. Ses pensées s’aimantèrent vers le lieutenant. Le policier roux faisait partie de ces êtres hybrides, ces centaures mystérieux dont on ignorait s’il fallait éprouver de l’attirance ou de la répulsion en les approchant, les sentant, les caressant.
Tut ! Tut ! Tu es complètement folle ! Voilà que tu parles de caresses maintenant ! Pire qu’une droguée en manque d’héroïne !
À demi honteuse, elle fit coulisser le pan de plexiglas. Son cœur battait agréablement, des danses organiques raffermissaient ses muscles. Elle songea à ce Noël particulier, consommé au creux de la couette. Tout un symbole sur le désordre de sa vie…
Soudain, devant, des tons sombres prirent forme dans la tourmente des volutes, une esquisse furtive s’évapora devant l’entrée de la salle de bains.
Pas l’ombre de Norman. Quelqu’un d’autre. Une physionomie beaucoup plus imposante. Monstrueuse.
Lucie s’enroula en catastrophe dans une serviette, prise de bouffées asphyxiantes.
— Il… Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse. Avait-elle rêvé ?
Non ! Bien sûr que non ! Un inconnu est entré chez toi !
— S’il vous… plaît ! Qui… est là ?
Elle se glissa contre le lavabo, longea le mur humide, recroquevillée dans sa serviette.
— Toujours pas prête ? Ha ! Les femmes !
Lucie se figea au son de la voix qui montait du salon. Elle identifia sur-le-champ la signature vocale du capitaine Raviez.
Pas possible ! Non ! Il… il n’a pas pu te voir ! Imagine la honte !
Les poils de ses avant-bras se hérissèrent.
— Je… J’arrive capitaine ! Je m’habille ! Pre… Prenez un café dans la cuisine !
Une orange épluchée le reste définitivement, même s’il nous prend l’envie de remettre maladroitement la pelure pour manger le fruit plus tard. Lucie était une orange pelée…
— Je te dépose au zoo ! cria le capitaine depuis le salon.
Lucie eut du mai à retrouver ses esprits. Un zoo… Avait-elle manqué un épisode ? Raviez poursuivit.
— Norman était obnubilé par ce poil de loup, alors il a fouiné dans les fichiers hier toute la journée. Deux plaintes ont été déposées par le directeur du zoo de Lille ! Des vols ont eu lieu. Notamment celui d’un loup !
— Un… un loup volé ?
Raviez inspectait le salon d’œillades gourmandes. Les tapisseries sombres, les statues africaines difformes, les doubles rideaux aux teintes passées. Des livres partout. Sur la table, au-dessus du téléviseur, sous les coussins du canapé. Des couvertures sang, des titres effroyables. Histoire du cannibalisme. Sur le fil du scalpel. Psychologie de la torture.
Intrigué, il s’approcha d’un meuble en teck dont les vitres d’origine avaient été remplacées par des vitres teintées. Il colla son nez sur la surface noire et aperçut, au travers de son propre reflet, une masse opaque, indéfinissable. Piqué dans sa curiosité, il tira sur la poignée. Fermé à clé…