Lucie imaginait les bêtes qui se déchiquetaient dans la moiteur d’une cale de navire, sous les clameurs de barbares. Des loups, poussés aux limites de leur férocité, attaqués par deux, trois chiens en même temps.
— Et en France ?
— Peu probable…
La thèse ne tenait pas debout. Que faire avec les wallabies volés au zoo de Maubeuge ? Des combats de boxe ?
— Reste-t-il d’autres options ? s’impatienta Lucie.
Van Boost laissa entrevoir les bijoux pendus à son cou. Des croix celtiques, un corbeau, le squelette de la Mort.
Mince, quelle idiote tu fais ! C’est un gothique ! Un papy qui fréquente les boîtes lugubres et les cimetières !
— Notre voleur a peut-être, comme nous tous, un visage caché, un goût prononcé pour l’obscur, le morbide…
La salive afflua sur la langue du brigadier.
— C’est-à-dire ?
— Je vais vous donner l’adresse d’un ami qui habite le Vieux Lille et lui demander de vous recevoir. Il vous fera visiter la « chambre »… Cela devrait vous mettre sur la voie…
— Me mettre sur la voie ? Arrêtez vos devinettes, bon Dieu ! La vie d’une jeune fille est en jeu !
— Voilà qui est intéressant ! S’agirait-il de la petite diabétique dont on parle à la télé ? Elle habite Dunkerque et vous aussi, étrangement… Tic-tac… Tic-tac… Si je comprends bien, son sort se trouve entre mes mains ?
Lucie serra les mâchoires. L’arrogance du vétérinaire lui sortait par les yeux. Van Boost dit finalement :
— Quel est votre péché mignon, mademoiselle, ce pour quoi vous vibrez secrètement ? Dès qu’on parle de sang, de corps mutilés, vos yeux s’allument, vos traits se lissent. Racontez-moi un peu… Donnant, donnant…
Lucie hésita… Il lui fallait de l’info, du concret. Donnant, donnant…
Tu l’auras cherché !
Elle lui exposa une partie de ses territoires secrets. Une partie seulement…
D’un coup, le gothique devint doux et conciliant, admiratif même. Il dit :
— Vous m’avez parlé d’une odeur de cuir tout à l’heure. Très forte, non ?
— Exact.
— Je pense qu’elle provient du tannage des peaux…
— Le tannage des peaux ?
— Vous avez peut-être face à vous un taxidermiste, un empailleur d’animaux à l’esprit particulièrement frappé, chère amie ! Allez chez Léon, vous comprendrez tout de suite ce que je veux dire…
— Vous le saviez ! Vous le saviez, depuis le début, n’est-ce pas ?
Il rabattit les pans de son trois-quarts à la manière d’une cape.
— Je pense que nous devrions nous revoir, fit-il. Nous avons énormément de choses en commun. Des choses… interdites…
— Je ne crois pas, non…
Van Boost agita sa langue entre ses canines avant d’ajouter :
— Vous voulez mon avis ? Vous avez en face de vous une veuve noire qui tue, déchire, mutile les mâles et glorifie les femelles au point de les rendre immortelles !
L’homme-morse leva la tête et imita le hurlement du loup. La meute prit le relais.
Un court instant, Lucie se demanda si le sang se remettrait à couler dans ses veines…
22.
L’air ne circulait plus dans la trachée de Vigo Nowak. Arraché des songes par une pression atroce sur la gorge, il crut sa dernière heure arrivée.
Il allait mourir.
La masse de cent kilos perchée au-dessus de lui relâcha son étreinte avant de s’écrouler dans un fauteuil.
Sylvain Coutteure, en larmes, se balançait d’avant en arrière avec la catatonie d’un autiste. Ses yeux gonflés semblaient à présent bien trop volumineux pour ses orbites, ses joues et son front luisaient de sueur, conférant à son visage l’aspect d’un masque de latex grossier.
Vigo porta les mains à la gorge.
— T’es malade ou quoi ! J’ai… failli avaler ma langue ! Qu’est-ce… qui te prend ? Comment… Comment t’es entré ?
— Ton double de clé dissimulé sous la jardinière, pauvre tache ! Tu n’as pas vu la télé ? Le journal de treize heures ? Non, bien sûr que non ! Monsieur roupillait !
— De… de quoi tu parles ?
Un marteau-pilon à cinq doigts frappa un accoudoir.
— De quoi je parle ? De quoi je parle ! Tu sais qui on a renversé ? Tu sais qui c’était, ce type avec son sac de sport bourré de billets ?
— Ne hurle pas comme ça ! Et calme-toi !
Vigo s’arracha du canapé et se glissa derrière son minibar, la gorge douloureuse. Depuis le réveillon, il savait pour la petite Cunar. Son frère, du fond de son ivresse, lui avait tout raconté. L’entrepôt, la rançon, la fillette assassinée. Un déferlement d’horreur qui frappait désormais chaque foyer de France au travers du petit écran. « Quel être abominable a mis fin aux jours d’une petite aveugle ? » « Quel monstre a profité de la situation pour fuir avec un butin de deux millions d’euros ? » « Que fait la police ? » Voilà les questions qui taraudaient aujourd’hui les Français.
Que fait la police… Avec une journée de recul, Vigo était persuadé qu’on ne remonterait jamais jusqu’à lui. Quels indices détenaient les flics, hormis les traces de pneus ? Aucun, d’après son frère Stanislas. Et les cinquante crétins qui sondaient le bassin maritime ou le lac du Puythouck finiraient tous par avaler leurs bouteilles d’oxygène à force d’échecs.
Le danger vient toujours d’où on s’y attend le moins. Aujourd’hui, deux menaces le guettaient. D’abord les yeux de l’assassin. Le ravisseur avait dû relever le numéro d’immatriculation et ne tarderait pas à atteindre Sylvain, avec la rage d’un feu de broussailles. Puis à remonter jusqu’à lui, par effet induit.
Second problème : Sylvain lui-même.
Peu importaient les morts, les peines, les douleurs des familles. S’imaginer derrière des barreaux lui paraissait inconcevable. Le bonheur était tellement près !
Ses uniques soucis se reliaient, en définitive, à l’abruti vautré en face de lui.
— Tu n’as rien avoué à ta femme, j’espère ? demanda Vigo d’un ton sec.
— Alors comme ça tu es au courant ! On a écrabouillé un chirurgien ! Conséquence ? Sa fille aveugle s’est fait assassiner ! Autre conséquence ? Une gamine diabétique a disparu, agonisante par manque d’insuline ! Et tout ce que tu trouves à faire, c’est de roupiller ? Mais quel diable es-tu ?
Vigo lui tendit un whisky bien tassé. Sylvain fulminait.
— Maintenant, plus de cent cinquante gendarmes arpentent le coin ! Ils coopèrent avec la police, animés d’un même but, nous mettre la main dessus ! Des chiens, des hélicoptères, toute la cavalerie ! On est cuits si…
Il engloutit son alcool.
— Allez, en route ! On le fait maintenant ! Ressers-m’en un ! Va falloir du courage !
Le visage de Vigo se comprima.
— De quoi tu parles ?
— À ton avis crétin ? On va brûler tout cet argent, se débarrasser des preuves ! Je dois laver ma conscience Vigo, tu comprends ça ? Ces liasses, je ne veux plus les voir, même en photo. Nous avons tué un innocent et indirectement sa fille ! J’aime trop ma femme et mon enfant pour leur cacher tant d’horreur. Je ne vois pas d’échappatoire. On brûle la totalité. Les deux millions d’euros. Nos secrets s’envoleront avec la fumée. C’est la seule solution…
Vigo s’agenouilla devant lui et se para d’un masque de tristesse.
— Ce qui est fait est fait ! Comment revenir en arrière, briser le marbre de nos destins ? Le passé est une épave lourde de peines et de secrets, pourquoi le ramener à la surface ? Même sans notre présence, cette fameuse nuit, qui te dit que le ravisseur n’aurait pas tué père et fille ? Les auteurs de rapts ne laissent jamais de témoins ! S’il a recommencé avec la diabétique, que pouvons-nous y changer ? Cette folie assassine coule dans ses veines ! Brûler l’argent ne servira à rien ! Laissons ce magot enterré ! Je t’en prie, gardons-le ! Pense à ta fille, à son avenir !