— Justement ! Je te l’avais dit… le soir même, dans la voiture, tu te souviens ? À la moindre entourloupe… on brûle tout ! C’était trop beau, tout ça… Rien qu’un rêve – il agita les doigts en l’air à la manière d’un prestidigitateur –, pffff… envolé…
Vigo fit glisser ses mains sur son visage tel un moine cherchant l’absolution.
— Laisse-moi tout l’argent ! D’accord, tu abandonnes ta part, mais moi, tu y as pensé ? Je… peux partir loin d’ici, à des milliers de kilomètres ! On ne se reverra plus jamais ! Tu finiras par m’oublier !
Sylvain voulut se décoller de son fauteuil mais son crâne lui paraissait déjà trop lourd.
— Pas question… On a partagé… la victoire… on partagera la défaite… Si tu ne viens pas avec moi… je le ferai… tout seul… Bon sang, j’ai la tête qui tourne ! Qu’est-ce…
Vigo s’éloigna à reculons, un rictus sur les lèvres. Son visage disparut dans la pénombre. Il liquida son deuxième verre de whisky puis raconta :
— Mon grand-père travaillait à la mine. Chaque matin de chaque interminable journée, il descendait par cinq cents mètres de fond, une cage à oiseaux sous le bras. Non pas pour se divertir de leur chant enjoué, puisque dans une gueule si noire les canaris ne chantaient pas. Que ce soit en creusant, boisant, mangeant sa maigre pitance, jamais il ne quittait ses quatre serins des yeux. Et sais-tu pourquoi ? Je parie que non !
Les paupières de Sylvain devenaient de plus en plus lourdes.
— À chaque fois que les oiseaux chutaient de leur perchoir, c’est que le monstre inodore, le grisou, guettait, prêt à engloutir les galeries sous son haleine dévastatrice. Mon grand-père sacrifiait ces petites sentinelles pour préserver sa propre vie, pour s’assurer que rien ni personne ne déciderait à sa place de l’heure de sa mort. Il voulait être le seul maître de sa destinée. Tu comprends ?
— Tu m’as… donné… quoi ?
Dans son hammam nauséeux, Sylvain eut l’impression que les yeux de Vigo changeaient de couleur. Noirs, gris, rouges. Les nuances du diable.
— Quelques somnifères, rien de plus. Des Donormyl. Tu sais, ils conseillent d’éviter l’alcool avant leur ingestion. T’as tout faux mon gars… Ecoute… Il me faut du temps pour réfléchir… Ma conscience m’interdit de te laisser commettre une telle erreur. Je sais que tu me pardonneras ! N’est-ce pas Sylvain ? Dis-moi que tu me pardonneras !
— Espèce d’enc…
L’homme drogué brûla ses dernières forces pour s’arracher de son fauteuil. Il titubait dangereusement.
— Je… vais te tu…
— Merde ! Tu ne me rends pas la tâche facile ! Tu ne pouvais pas rester dans ton coin et la fermer ? Tout aurait été tellement plus simple !
Dans le chuintement d’un corps en chute libre, la mâchoire s’écrasa sur l’oreiller du canapé.
Précipitant l’issue fatale envisagée depuis le premier jour, Vigo activa la machine meurtrière…
23.
Crème fraîche, lard, oignons. Blanche de Bruges. Une flammekueche et une bière enfouies dans l’estomac, Lucie décida de passer les deux heures à attendre Raviez – rendez-vous rue de la Monnaie, devant chez ce Léon à quatorze heures trente – dans la bibliothèque municipale de Lille. Vers onze heures, elle avait informé le capitaine des points importants de son entretien avec Van Boost. Les mâles mutilés, le vol de la louve alpha, la tilétamine, le fusil hypodermique pour endormir les bêtes. Produit et instrument qui laissaient penser à un vétérinaire. Le moustachu s’était jeté sur l’info et avait ordonné aux hordes bleues de traquer tous les vétérinaires des environs du Touquet et de Dunkerque ayant commandé récemment cet anesthésique. Priorité numéro un. Une piste à suivre de près.
Le VAL, suppositoire blanc sans chauffeur qui perforait les artères souterraines de la capitale des Flandres, abandonna Lucie sous les fondations de la gare Lille-Flandres. Dehors, la tour Lille-Europe, la « botte » gigantesque du Crédit Lyonnais, Euralille. Des blousons, des cravates, des survêtements, flocons humains indifférents. Et la fontaine devant laquelle, étudiante, elle avait rencontré Paul, le père biologique des jumelles. Elle doubla le monument d’eau en caressant la vieille pierre… et se concentra de nouveau sur son enquête. L’enquête. Rien que l’enquête.
En fin de matinée, elle avait contacté le zoo de Maubeuge au sujet des wallabies volés. Son sang n’avait fait qu’un tour. Méthodes identiques : flèches anesthésiantes dont la substance n’avait malheureusement pas été analysée, femelles enlevées, mâles mutilés, péricardes incisés et aortes nouées. Une signature qui ne trompait plus sur l’identité de son auteur.
La vieille dame, à l’accueil de la bibliothèque, opposa une légère résistance à la laisser entrer. Il fallait une carte d’adhérent, mais la carte tricolore suffit.
Lucie disposait de peu, très peu de temps pour fouiller dans ces tourelles de papiers. Alors il fallait s’appuyer sur le hasard, l’intuition. Peut-être existait-il un ouvrage qui parlait de « bêtes-vidées-de-leur-sang-par-les-artères-iliaques-et-à-l’aorte-nouée ». On peut toujours rêver.
Lucie avait l’habitude des bibliothèques, ses résidences secondaires. Elle se plaça face à un écran d’ordinateur et tapa les mots clés « singe, loup, iliaque, aorte nouée, sang ». Devant l’échec auquel elle s’attendait, elle testa d’autres combinaisons qui lui passaient par la tête. « Sacrifice, rituel, capucin, mutilation, loup ». Des listes aux titres peu accrocheurs apparurent, sans rapport réel – a priori, mais le temps manquait pour vérifier – avec le fil de ses recherches. Même la combinaison « aorte nouée, dissection » ne donna qu’un résultat médiocre. L’ordinateur ne trouvait jamais le terme « aorte nouée ». Étrange.
Lucie considéra sa montre. Restait seulement une heure de fouille.
Van Boost avait parlé de chirurgie, de dissection. L’aorte nouée… Une technique utilisée dans la médecine de pointe. Pourquoi la bécane ne renvoyait-elle rien ?
Parce qu’il ne s’agit pas du terme exact ! Le domaine médical possède un vocabulaire spécifique !
Lucie ferma les yeux, les index sur les tempes. Nœud, nouer… On ne noue pas les trompes, on les ligature ! Oui ! Van Boost avait employé le mot ! Elle tapa « ligature de l’aorte ». Des titres de livres s’approprièrent l’écran.
Bingo !
Sa joie s’estompa illico. Face à elle, trop de traités médicaux, d’ouvrages théoriques, de pavés innommables, de thèses d’étudiants sur le sujet. Rien de décisif. Impossible de tout lire. Il y avait de quoi mettre le feu à une banquise. Que cherchait-elle exactement ? Elle l’ignorait, en fait…
Elle survola néanmoins quelques ouvrages. Photos anatomiques, entrelacs d’annotations, termes incompréhensibles. Tronc cœliaque, exérèse, anoplastie. À gerber.
Plus loin dans sa liste et sur les étagères, la biographie traduite d’un médecin russe, Nicolas Ivanovitch Pirogov, monopolisa son attention. Elle présentait sur la couverture des dessins de chiens et de chats dont le système veineux était visible. Et comme les ligatures de l’assassin avaient été réalisées sur des animaux, peut-être que…
Elle ouvrit le recueil. Comme l’avait signalé le moteur de recherche, un chapitre portait le titre : « Ligature de l’aorte abdominale ».
Lucie absorba rapidement les premières pages du pavé. Pirogov. Né en 1810, fils de fonctionnaire. Faculté de médecine à quatorze ans, médecin à dix-sept. Un destin hors du commun. On lui doit la première anesthésie à l’éther, il découvre une technique d’amputation du pied conservatrice qui porte encore son nom, contribue à la fondation de la Croix-Rouge russe, publie une thèse remarquée sur la ligature de l’aorte abdominale. Un modèle de rigueur et de dévotion.
Le brigadier se plongea dans le chapitre qui l’intéressait. Pour parfaire sa technique de ligature et avant de s’attaquer au modèle humain, Pirogov s’était entraîné sur des chats et des chiens. Des milliers de bêtes auxquelles il avait ouvert la poitrine avant de trifouiller la fameuse aorte. Lucie tiqua. Elle n’y comprenait pas grand-chose mais, a priori, le médecin n’incisait pas le péricarde, contrairement au tueur. Et nulle part on ne parlait d’artère iliaque. Mauvais point.