— Les animaux de compagnie… Des fous de chats qui les empaillent par centaines. Persans, angoras, siamois, birmans. Des accros de chiens qui ne les aiment qu’une fois naturalisés. Les acheter leur coûterait une fortune. Où se les procurent-ils ? Dans les SPA ou les refuges, tout simplement. Existe-t-il meilleur fournisseur d’animaux pour les amis des bêtes ?
Lucie assimilait les informations à la manière d’un buvard qui boit de l’encre. Devant l’énervement apparent de Léon, elle termina avec une dernière question. Primordiale.
— Vider les bêtes de leur sang par les artères iliaques, ligaturer l’aorte à la base du cœur, est-ce un procédé utilisé par les taxidermistes ?
— Non, on ne dissèque pas les animaux, on les dépouille de leur peau, grande différence. On incise le poitrail sur toute la longueur en prenant garde de ne pas percer la paroi abdominale, puis on ôte la peau comme si on enlevait la chaussette d’un pied. Dans le cas où l’on n’utilise pas de mannequin, on garde le squelette. Tout ce qui est organes, sang, chair vole à la poubelle. D’autres questions ?
Les policiers firent non de la tête.
— Maintenant, allons dans l’atelier, si vous le voulez bien…
Léon glissa une main sur un de ses locataires poilus, un genre de caresse post mortem, écarta un rideau et dévoila l’atelier de taxidermie, sans fenêtre, un condensé de propreté et de modernisme, écrasant de monochromie. Sol et murs carrelés en blanc, une palanquée d’outils qui allaient de l’instrument de pure précision aux burins ou limes du bricoleur standard. Bref, de quoi opérer un œil de colibri ou pulvériser un tibia de mammouth. Les torsades d’effluves chimiques, l’odeur rance des peaux mortes, les poitrails d’animaux ouverts et écartelés comme la toile tendue d’un canevas chahutèrent les organes des policiers.
L’imperturbable clone de Nestor brossa d’un peigne métallique le scalp sanglant de ce qui avait dû être une bestiole quadrupède désormais réduite à deux dimensions.
— Il vaut mieux bien brosser avant le bain organométallique, envoya-t-il d’une voix mécanique, pour éliminer un maximum de saletés. Une somme de détails insignifiants qui mènent au désastre s’ils ne sont pas respectés…
Le capitaine orienta deux yeux dégoûtés vers des bonbonnes rangées derrière la vitre d’une armoire.
— Certains des produits que vous utilisez peuvent-ils endommager la peau, les mains plus précisément ?
— Évidemment ! L’eau oxygénée, l’acide formique ou l’isocianat sont très corrosifs. On joue avec la mort, mais dans la plus grande prudence. Lors des phases délicates, aucun taxidermiste ne travaillera sans gants ni lunettes. Une petite projection et hop ! Un œil qui saute !
Alors que Raviez discutait avec le faiseur de mort, Lucie fondit dans ses pensées. La jeune femme ne pouvait chasser de sa tête la phrase prononcée par Van Boost, le vétérinaire du zoo : « À mon avis, vous avez en face de vous une veuve noire qui tue les mâles et glorifie les femelles au point de les rendre immortelles. » Léon avait été formel. Quel que soit le sexe de l’animal, le procédé de naturalisation demeurait en tout point identique et l’esthétisme exigeait de supprimer les appendices mâles.
La raison du choix de l’assassin, cette barrière des sexes, n’était donc ni visuelle ni pratique, mais purement morale, en rapport avec son passé, ses impulsions, les tourbillons internes qui le contraignaient à agir. La mutilation résultait-elle de son dégoût des hommes ?
La taxidermie d’un côté, les enlèvements de l’autre. Un premier rapt en partie motivé par l’argent, mais le second ? Dans quel état retrouverait-on le corps de la petite diabétique ? Paré d’un sourire grotesque ? Serré dans une robe de chambre à ruban rouge ? Quel rôle jouaient les poupées dans cet univers de mort ? Les Beauty Eaton de sa génération, et de celle de l’assassin, probablement… Quel âge pouvait-il bien avoir ? Vingt-cinq, trente ans ?
Lucie observa Léon du coin de l’œil. Un être méticuleux, pluridisciplinaire, habile de ses mains et de son esprit. Un artisan de la mort capable de vider un corps de ses organes comme on épépine un melon. Quelle erreur de manipulation avait effacé les crêtes papillaires de l’assassin ? En quelles circonstances ? Il extrayait son tannin lui-même, s’attaquait à des animaux extrêmement difficiles à naturaliser, preuve de son expérience, de sa pratique assidue. Etait-il parfois en proie à des accès de colère, des évasions inconscientes pendant lesquelles le contrôle lui échappait ?
Trop, beaucoup trop d’inconnues, de pistes dispersées pour tirer des conclusions fiables. Pénétrer un cerveau par la pensée ressemblait à un acte chirurgical. Et Lucie n’était à ce stade qu’une infirmière. Pourtant, ça bouillait dans sa tête. Ça bouillait fichtrement…
Elle fut ramenée à la réalité par l’odeur âcre de la cigarette. Elle se retournait à peine qu’une forme s’évanouit derrière le rideau, slalomant avec habileté dans la forêt d’animaux pour disparaître dans l’obscurité. Cette femme étrange, invisible…
— Ne vous souciez pas d’elle, fit Léon en levant une brosse chargée de poils. Ma femme est la plus curieuse de toutes les créatures qui se trouvent ici…
Et il se remit à brosser, inlassablement.
Lucie profita de la fin de l’entretien entre les deux hommes pour retourner dans le capharnaüm. Ces globes oculaires transparents, ces poignards d’émail qui défendaient les gueules agressives la mettaient mal à l’aise, la propulsaient sur les territoires de l’interdit. Cependant cette ambiance lui convenait, elle représentait le quotidien cloné du tueur, un moyen de se glisser sous son crâne…
Le jeune policier se faufila entre les draps suspendus, confrontée à des créatures jaillies d’un conte de Charles Perrault. Un renard aux babines déchirées, une tête de biche à l’oreille explosée par une balle, un cerf privé de ses bois. Un musée de l’horreur tombé dans les limbes de l’oubli, au cœur des caches inexplorées du Vieux Lille. Partout le plancher craquait, l’écho de ses pas la frigorifiait. Dans une boîte en fer, elle dénicha des insectes intacts, coulés dans des blocs de résine translucide. Des araignées, des guêpes, des scarabées. Elle imagina des petites filles piégées dans cette voie lactée d’yeux effrayants, d’odeurs sauvages, à proximité d’un être aux mains brûlées, dépouillant les chairs avec la dextérité d’un chirurgien passionné. Elle voyait Eléonore se vider de ses forces par manque d’insuline, sombrer à petit feu dans un coma irréversible. Quel rôle jouait-elle dans l’univers du tueur ? Dans ce monde où les mâles n’avaient pas leur place, cet espace féminisé au point de parer un visage éteint des traits d’une poupée ?
Les poupées… Que représentent-elles ? Réfléchis… Réfléchis… Elles… elles prolongent l’enfance, ce sont des porte-souvenirs, des patchworks de vécu, des voies ouvertes vers le passé. Dans sa mise en scène, notre tueur a cherché à ramener ce passé au devant, à le faire revivre au travers de son rituel, de ses fantasmes exprimés…
Lucie contourna un sanglier au groin bancal, aux poils rêches comme une terre brûlée. De plus en plus l’obscurité gagnait.
« Ce sont des rebuts, des animaux abîmés », avait dit Léon. Pourquoi cette phrase tambourinait-elle dans sa tête ?
— Tu t’es fait dévorer Henebelle ? Où te caches-tu ? appela le capitaine. On y va !
— Je… j’arrive !
Lorsqu’elle traversa le salon, Lucie nota que la bouteille de vin était vide. Liquidée par l’étrange « Horla » qui hantait les lieux, cette femme encoconnée dans ses serpents de fumée.
— Voici ma carte, dit Léon en la tendant à Lucie. E-mail, fax, téléphone personnel. N’hésitez pas à me contacter n’importe quand. Même la nuit. Je ne dors jamais.
— Nous n’y manquerons pas si le besoin s’en fait sentir, répliqua la jeune femme en le saluant.