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Colin et l’architecte le rejoignirent.

— Nom de Dieu ! s’exclama Colin en roulant des yeux hagards. Pas de traces d’Éléonore ?

Norman répondit par la négative.

— Elle doit bien être quelque part ! Il… Il est encore temps de la sauver ! Ils ont parlé de cinquante heures d’autonomie ! Il reste quoi ? Aidez-moi à chercher ! Pas une seconde à perdre !

L’architecte lui posa une main sur l’épaule.

— Laissez-moi faire mon métier. Je vous garantis que s’il existe une pièce secrète dans ce capharnaüm, je la dénicherai…

L’homme commença son travail d’inspection, caressant les parois avec un détecteur qui affichait des nuées de chiffres incompréhensibles.

— La maison est vide, assura Colin en s’adressant à Norman. Pas de voiture dans le garage. Ses armoires à vêtements sont encore pleines et parfaitement rangées, ce qui exclut a priori le départ précipité.

Norman ferma les poings, les lèvres serrées en une cicatrice charnelle.

— Il faut qu’on la coince le plus rapidement possible ! On… ne peut pas échouer si près du but ! L’enfant ! Sauver l’enfant ! Quel sort cette Clarice Vervaecke a-t-elle pu réserver à la gamine ?

— À voir le matériel, je n’aimerais pas tomber entre ses mains, répliqua Colin. Imagine, manier de la chair animale, empailler des bêtes à longueur de journée…

— Des traces d’animaux empaillés ?

— Aucune. Elle doit avoir une autre planque. Merde, c’est pas possible autrement !

Norman s’adressa à l’architecte.

— Alors ?

— Néant. Pas de pièces secrètes ni de cavités. La structure des murs est monobloc, parfaitement lisse et bétonnée. La petite ne se trouve pas dans cette cave.

Norman sortit de l’ombre.

— On remonte ! Il faut fouiller de fond en comble, y compris le jardin et les environs ! Il… On doit la retrouver ! Mon portable est déchargé, Colin, avertis le commissaire qu’on est bredouilles. Qu’il lance les procédures de recherche et nous envoie une équipe supplémentaire ! Qu’on positionne aussi une voiture civile au bord du chemin, à trois cents mètres du domicile ! Si ce démon débarque ici, on lui tombe dessus !

Les trois hommes s’élancèrent vers le rez-de-chaussée. Un brigadier-chef interpella Norman.

— Lieutenant ! Vous devriez venir voir. Je… Dans la chambre, la… chose était dans une boîte, sous le lit…

— Quoi ? Quoi !

— Je peux pas vous expliquer. Venez…

Norman lui emboîta le pas, fourrant son bonnet dans sa poche et tirant la fermeture de son blouson.

— Ne me… Ne me dites pas que… bégaya-t-il.

— Non, il ne s’agit pas du corps de la petite.

— Quoi alors ? Sa tête tranchée ? Un organe ? Des doigts coupés ?

Dans l’esprit du lieutenant, l’euphorie de l’instant avait laissé place à l’horreur de l’échec. Le policier se sentait impuissant, inutile, spectateur du désastre. La fillette gisait peut-être à cent mètres d’ici, à deux kilomètres ou à l’autre bout de la région. Comment savoir ? Et le piège des minutes qui s’enroulait autour de sa gorge, imperturbable.

La prédatrice était encore en liberté, cachée quelque part dans une forêt, au sommet d’une tour ou dans l’anonymat de la grande foule. Dans quel endroit sordide retenait-elle la fillette ? À quels jeux cruels Clarice Vervaecke se livrait-elle dans son sous-sol maudit ? Combien de femmes, d’hommes, d’enfants soumis étaient passés sous le joug de ses instruments de torture et de ses fantasmes délirants ?

Combien d’enfants…

Ils arrivèrent dans la chambre.

— C’est là, on l’a posée sur le lit, dit le brigadier-chef d’un air halluciné.

Norman leva lentement les yeux. Le monde s’écroulait.

— Bon sang ! Elle est… horrible…

Sur les couvertures, une poupée difforme au crâne piqué de poils drus et noirs, une face de peau perforée d’un entrelacs de fils à suture. Pas d’yeux, juste des cavités sombres, des joues creuses, une bouche sans lèvres, immonde.

Et le ruban rouge, noué en cocarde sur le tissu couvrant la poitrine. Le symbole des Beauty Eaton.

Le lieutenant se pencha par-dessus le lit et fit glisser ses doigts sur la face brune.

— On… Bor…

Les mots se bloquèrent. Ses phalanges palpaient le faciès avec l’obstination d’une trompe de mouche explorant un morceau de sucre.

La texture. La finesse. L’odeur. Il ne se trompait pas…

— C’est de la vraie peau ! Et…

Ses ongles s’enfoncèrent dans le cou grotesque, dévoilant un jeu de veines et de tendons pétrifiés.

— … Seigneur Dieu !

— Vous… devriez éviter de toucher, osa son collègue.

Norman s’empara de la poupée, arracha les coutures qui joignaient les morceaux de tissu du bras droit et aperçut le patchwork de peau, rapiécé avec du fil de soie. Sous l’emprise d’une rage féroce, dents serrées, il déchira littéralement le corps en deux.

Le pire se nichait à l’intérieur.

Des réseaux de veines, d’artères gonflées de cire rouge et bleue, un cœur, un foie dur comme la caillasse, une cage thoracique minuscule, un tas de petits os, des fémurs, des tibias, des cubitus… Un squelette complet.

Norman restait agenouillé, bouche ouverte. Il tenait entre ses doigts une petite étiquette, arrachée à l’entrejambe de la poupée.

Dessus, une phrase, écrite à l’encre indélébile.

— On en a d’autres ! intervint un policier depuis une pièce voisine. Cachées dans des boîtes, au-dessus d’une armoire ! Je n’ai jamais vu ça de ma vie !

Mais l’inscription sur le rectangle de nylon avait pétrifié les muscles de Norman, lui interdisant de se relever…

29.

Clarice Vervaecke, la vétérinaire, franchit le portail de la fermette de Sylvain Coutteure avec une aisance d’athlète. Ses footings matinaux sur la plage de Merlimont avaient forgé son corps à l’image de son esprit, avec rigueur et discipline. À trente ans, elle pouvait courir vingt kilomètres et baiser si longtemps que ses partenaires de jeu finissaient par supplier qu’elle s’arrête. Son endurance était leur punition.

Des hommes, elle en domptait par kilos. Des paquets de chair rencontrés dans les bars sado, les boîtes de nuit, les soirées gothiques dont pullule la Belgique. Tous amateurs de fouet et de soumission, prêts à se livrer à ses entremets cruels, à lui vendre leur âme pour prolonger le piquant de la souffrance. Des avocats, des professeurs de mathématiques, des cadres haut placés et même des policiers se succédaient entre les sangles de ses tables de travail.

Par conséquent, obtenir le nom d’un propriétaire de véhicule à partir d’une immatriculation était pour elle un jeu d’enfant. Et cette nuit, la femme au crâne rasé et à la musculature vitrifiée comptait bien, même au prix du sang, récupérer ses deux millions d’euros…

La Bête cadenassa la porte livrant l’accès aux caves avant de remonter vers la salle de bains. Elle enfonça son tablier maculé d’un rouge sale dans la machine à laver et se rafraîchit la figure sous l’eau, abasourdie par les odeurs capiteuses et les torsades de cuir qui imprégnaient ses vêtements. Ces derniers jours, le chaos incompressible qui circulait sous son crâne la rendait paranoïaque. Des tas d’images étranges la harcelaient, tels des yeux gigantesques agglutinés derrière ses fenêtres, des observateurs sans visage, des fantômes aux mains coupées. Tout à l’heure, lorsque son chien avait aboyé, elle pensait que des intrus allaient pénétrer chez elle et la traîner dans les ténèbres, alors qu’il s’agissait juste d’animaux sauvages attisés par les effluves de chair.

La fatigue l’attaquait à la manière d’une grande marée que l’excitation repoussait sans cesse. Pourtant il faudrait aller travailler, se fondre dans la fourmilière, comme tous les jours, semaine après semaine. Gagner cette misère pour que la société vous donne votre denier de survie, vous offre le droit de vous nourrir ou de respirer. La Bête en avait plus qu’assez d’être considérée comme du jetable, un pion quelconque sur l’échiquier de la rue. Au moins, avec l’argent que devait récupérer Clarice, elle se mettrait à l’abri d’un esclavagisme moderne qui la répugnait.