Выбрать главу

Dans l’arrière-cour, Clarice Vervaecke força les volets fermés d’une fenêtre, colla une triple épaisseur d’adhésif sur la vitre et cogna délicatement avec le manche de son Smith & Wesson. Le verre se brisa sans chuter sur le sol. Pénétrer dans la demeure relevait par la suite d’une partie de plaisir.

La radiance rougeâtre répandue par le feu à charbon lui évita d’avoir à allumer la lampe. Clarice Vervaecke traversa la pièce en diagonale et s’orienta vers une porte grande ouverte.

Son regard s’appesantit sur le corps parfaitement immobile d’un bébé. Au milieu de son lit à barreaux, la poupée fragile dormait en croix, les phalanges repliées dans le creux de mains minuscules, la joue gauche rabattue sur le matelas. Pas un sifflement ne filtrait entre ses lèvres entrouvertes, sa poitrine figée ne cherchait plus à se gonfler de vie. La femme évita de se poser trop de questions. Elle fit glisser le canon de son revolver sur le rebord du lit avant de se diriger dans la pièce voisine.

Elle s’approcha par le côté droit de la couche conjugale, celui où l’homme, une belle montagne de chair, dormait. La vétérinaire nota encore une fois le poids du silence et dut se pencher pour percevoir un filet de respiration. Un curieux sentiment l’envahit soudain, indéfinissable. Ce calme effroyable…

Un long moment s’écoula durant lequel elle s’interrogea sur la façon de récupérer l’argent. Fouiller la fermette aux multiples dépendances ou employer la manière forte ?

Ne passe pas par quatre chemins ! Agis au plus court !

L’intruse au physique de militaire pointa son arme sur la tempe de Sylvain Coutteure et lui tapota la joue de l’autre main. L’absence de réaction provoqua un mécanisme de stimulation musculaire et nerveuse. Elle amplifia la force de ses coups.

Toujours rien…

La Bête craignait d’avoir effrayé Clarice à un point tel que leur amour se trouvait en danger. Jamais elles ne s’étaient disputées avec autant de hargne et de violence au fond du cœur. Elles en étaient très vite venues aux mains. Pire que ça même. La gorge de la vétérinaire avait failli s’ouvrir sous le fil nerveux d’un bistouri. Certainement le geste de trop…

Comment deux femmes unies par la chair, livrées l’une à l’autre au point de s’infliger les mêmes blessures avaient-elles appris, en quelques heures, à se détester autant ? Pourquoi Clarice refusait-elle le dialogue depuis la mort de la petite aveugle ? Pourquoi la traitait-elle de folle, de malade mentale ? De quel droit une tarée qui léchait la sueur des mâles répugnants, leur brûlait de la cire chaude sur le torse ou leur posait des pastilles électriques sur la queue lui parlait-elle de cette manière ?

Emportée par sa rage et son incapacité à réveiller l’homme, Vervaecke souleva la couette, brandit la crosse du revolver et l’abattit sur le flanc gauche. Des craquements se firent entendre peu avant que Sylvain hurle de douleur. Il roula sur le côté, heurta le sol. La vétérinaire se plaqua contre le mur, prête à cracher la mort.

— Je suis revenue chercher mon argent ! Tu vas me dire où tu l’as caché, sale con ! Parle ! Parle ou je te tue !

Le canon effectuait des allers et retours entre l’homme et sa femme, inutiles car la belle ne bougeait pas, écrasée contre son oreiller. Vervaecke se rappelait l’immobilité du bébé, l’absence de mouvements thoraciques, le silence abyssal. Dans quel endroit maudit avait-elle encore fourré les pieds ?

Sylvain s’était recroquevillé en chien de fusil sur le sol, les mains déployées sur ses côtes. Il lui semblait revenir d’un univers lointain, d’un bain cryogénique qui aurait capturé son cerveau dans le marbre des siècles. Il ne se rappelait plus s’être couché. Quel jour était-on ? Pourquoi ce goût de whisky dans sa bouche et ce mal de crâne à réveiller un mort ? D’où sortait cette folle qui hurlait dans ses oreilles ?

La lumière soudain déversée du plafond lui explosa les iris. Vervaecke venait d’allumer.

— Mais… Que…

— Le fric ! Les deux millions d’euros ! Dépêche-toi ! J’ai pas tout mon temps !

Sylvain se hissa sur le bord du lit avec l’entrain d’une voile déchirée. La tête qui tourne, une furieuse envie de vomir. Son regard accrocha le corps de son épouse, cette blancheur de linceul, cette fixité de momie malgré la lumière et les attaques de voix. Nathalie avait le sommeil léger, pourquoi ne réagissait-elle pas ? Sylvain sentit la peur déchaîner ses chevaux. Il plongea sur son épouse et la secoua avec l’énergie du désespoir, ses gestes tournant peu à peu à l’acharnement. Il comprit qu’il pressait entre les mains une marionnette sans ficelles, une unité de chair encore chaude mais déjà loin d’ici.

Absence de pouls.

Un son rauque s’arracha de ses entrailles, une plainte de bête agonisante. Vervaecke fit trois pas en arrière, abattue par un spectacle inattendu, un retournement de situation qui n’existe que dans les tragédies raciniennes. Combien d’horreurs devrait-elle encore affronter pour récupérer ce butin ? À quoi rimaient ces cadavres qui, depuis trois jours, jalonnaient son chemin ? Elle voulut parler, ordonner, mais un reste d’humanité la musela. Au creux de ses paumes moites, le métal du revolver montait en température, bouillonnait presque. Elle renforça son étreinte, se débarrassa de la sueur qui lui tapissait le front avant d’envoyer :

— Je… je ne sais pas ce qui s’est passé avec ta femme, mais tu me rends mon argent et je disparais, d’accord ? Ne me force pas à commettre l’irréparable… Allez, debout !

Sylvain ne maîtrisait plus l’orage de larmes qui décomposait ses globes oculaires. Il écrasa sa moitié sur sa poitrine.

— Qu… qu’est-ce… qui… s’est… passé ? Pour… quoi ? Pourquoi !

Vervaecke eut soudain l’impression de gagner en légèreté. Aux portes de son cerveau, les pensées se firent moins denses, comme filtrées par une substance hallucinogène. Un trip genre tilétamine, mais en plus doux. Sans qu’elle s’en rende compte, le monoxyde de carbone la consumait. Elle menaça :

— À partir de maintenant, je vais compter jusqu’à trois ! Si tu ne bouges pas, je tire ! Pense à ton bébé !

Sylvain se figea avant de s’élancer hors du lit, les doigts écartés en étoile devant lui.

— Je vous donne tout ce que vous voulez ! Laissez-moi voir la petite ! Je vous en supplie !

— T’en auras tout le loisir après. Le fric d’abord.

— Cet argent est enterré dehors, à trois cents mètres d’ici ! S’il vous plaît !

Elle lui balança des vêtements au visage.

— Allez, enfile ça, on sort. Ne me rends pas la tâche plus difficile qu’elle ne l’est déjà…

— Ma fille d’abord !

— OK… Au moindre geste suspect, je te liquide.

Sylvain s’enfonça dans son pantalon, passa un tee-shirt et un pull avant de se précipiter en transe dans la chambre du bébé. Des dizaines de pensées-éclair crépitaient en lui, des costumes noirs, des bancs d’église, les implacables lamentations des orgues. Et cette salive qui s’accumulait sur sa langue, ces poils dressés, cette chair de poule. Son corps se préparait-il déjà à ce que son esprit allait découvrir ?

Lorsque le plat de sa main se posa sur la petite poitrine, il pria, supplia Dieu, offrit sa vie à qui voudrait bien la prendre.

Il attendit la propagation de l’onde cardiaque, ce clin d’œil d’existence tellement insignifiant.

Un battement pour la vie… Un battement pour l’espoir…