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— Tu m’as sacrément fichu la trouille en tout cas ! J’ai cru un instant que… Non, c’est stupide. Allez, entre !

— Il paraît que Raviez et toi êtes passés au vingt heures ?

— Mon premier rôle de figurante muette.

— N’empêche ! Être vue par des millions de personnes, je trouve ça fantastique !

— N’oublie pas que dans ce paquet se trouvent trois ou quatre meurtriers, une centaine de sadiques sexuels et des milliers de pervers… (elle se mangea le poing) Alors ! Vous l’avez coincée ? Et la petite Éléonore ? Dis-moi qu’elle est vivante ! Je n’arrive à joindre personne !

Il s’engagea dans le salon-salle-à-manger-cuisine.

— Tes filles n’ont pas l’air très heureuses de me voir…

Lucie eut un sourire sans vigueur, limite triste. Sur le visage de Norman se déroulait le parchemin du tracas.

— J’ai interrompu Juliette en pleine tétée, répondit-elle. La coquine n’a apprécié que moyennement…

Elle désigna la dune au travers de la baie vitrée.

— Dis… Tu es passé par l’un des sentiers des dunes ?

— Tu plaisantes ? Je me suis garé au bout de l’allée. Avec ce froid de canard, moins on reste dehors, mieux on se porte. Pourquoi une question pareille ?

— Oh ! Pour rien… Mes yeux, mon esprit particulièrement fatigué en ce moment doivent me jouer des tours. Installe-toi dans mon antre d’obscurité… Je préfère la lumière tamisée… Avec un peu de chance ces petits zouaves finiront par s’endormir.

La maman posa Clara sur les genoux de Norman et planta la tétine du biberon entre les lèvres de Juliette.

— Sentir la chaleur des corps les apaise toujours, expliqua Lucie. Elles ont l’impression de se retrouver dans le ventre maternel. Et maintenant raconte-moi, je t’en prie !

Norman glissa le dos de sa main sur la joue abricot. Ses gestes véhiculaient un souffle apaisant, une douceur de pétale en parfaite contradiction avec la tension de ses traits.

— Les ravisseurs agissent en duo, confia-t-il dans un moment de silence. Vervaecke et quelqu’un d’autre. Un homme, une femme, on l’ignore. Dans tous les cas, quelqu’un de particulièrement perturbé…

— Tu plaisantes ?

Le lieutenant secoua la tête.

— Pas du tout. Vervaecke demeure introuvable. On a fouillé chez elle, dans son jardin, et pour le moment on n’a déniché que dalle. Pas d’animaux empaillés, aucune pièce secrète. Sa cave a été aménagée en une espèce de backroom sadomaso où sont stockées cravaches, menottes, croix de torture et la panoplie du parfait petit dominant.

— Comment sais-tu qu’ils sont deux ?

Le lieutenant lui présenta une étiquette de nylon.

— « Pour toi, mon amour », déchiffra Lucie. J’avoue que je suis larguée. Explique-moi ! Et ne la joue pas façon rébus macabre s’il te plaît.

— J’ai arraché cette étiquette d’un ersatz de poupée cachée sous le lit de Vervaecke. Un monstre bardé d’un ruban rouge…

— Le ruban rouge des Beauty Eaton ?

Norman grimaça.

— Ce que je tenais entre les mains n’avait rien à voir avec une poupée d’enfant. Un tas de petits os en constituait la charpente. L’intérieur était rempli de… veines sèches, d’organes peints. Et son visage… son visage abject, son corps, étaient faits de peau… de la vraie peau ! Un truc horrible !

Il alluma un appareil photo numérique.

— On se noie dans le pire des cauchemars. Des dizaines d’autres monstres se trouvaient dans des caisses, au-dessus d’une armoire. Aussi infâmes les uns que les autres.

Lucie posa la main sur la poitrine de son bébé. Elle cherchait dans ce souffle infime une source de chaleur, un moyen de puiser de l’assurance. Elle balaya avec grande attention les photos renvoyées par l’écran à cristaux liquides, zooma sur les os, les pieuvres organiques aux couleurs chatoyantes. Les organes cirés, le réseau sanguin pétrifié.

Son mouvement s’arrêta net.

Elle venait de faire le lien.

Les écorchés de Fragonard.

34.

La tension dans l’air du pavillon arquait les corps, tiraillait les nerfs. Lucie parachuta Juliette dans le parc et alluma le téléviseur relié à l’unité centrale d’un ordinateur. L’interface d’un navigateur web s’appropria les millions de pixels alors qu’elle sortait un clavier infrarouge d’un plateau tournant.

— Lucie ! À quoi tu joues ?

Le clavier sur les genoux, Lucie interrogea le moteur de recherche Google. Elle envoya, tout en surfant :

— Les écorchés de Fragonard, Velasco, la plastification du professeur Von Hagens, cela te suggère quoi ?

— Von Hagens… Von Hagens… L’illuminé qui réalise des autopsies en public ?

Lucie déchirait la toile, volait de site en site. Elle murmura :

— Celui qui transforme la dissection en art télévisé, en grand spectacle. Il passe parfois sur les chaînes du câble, où l’on peut observer son travail en direct.

— Tu mates ce genre d’atrocités ?

— Régulièrement… Ne me regarde pas de cette façon ! Le corps a toujours fasciné. À la Renaissance, les démonstrations publiques de dissection attiraient des foules immenses. Les gens, même des enfants, venaient déguisés, comme pour faire la fête. C’est un peu la même chose aujourd’hui, en plus moderne.

— J’ai connu plus gai en matière de fête.

Lucie ne lâchait plus l’écran des yeux. Internet, son domaine de fouilles. Une cave aux trésors inépuisables qui s’ouvrait sur le pire, l’impensable, l’inavouable. L’expansion électronique du mal.

— Que connais-tu de la taxidermie ? demanda-t-elle.

— Euh… Un art d’empailler des animaux. On les vide de leur sang, leurs organes, on tanne la peau pour éviter la putréfaction et on leur bourre le corps de paille. Correct ?

— Presque exact, hormis pour les gros animaux où l’on utilise plutôt des mannequins que l’on habille de la peau tannée. Mais peu importe. Dans tous les cas, les bêtes, comme tu le dis, sont vidées de leurs organes. Léon m’a expliqué la méthode employée. On ôte de leur corps le système lymphatique, les vaisseaux biliaires, les uretères, les conduits thoraciques et salivaires. Ce qui n’était pas le cas avec cette poupée que tu as arrachée, ce… monstre aux veines remplies de cire, aux organes vernis. Face à nous se dresse non pas un simple taxidermiste, mais plutôt un taxidermiste-anatomiste. Un spécialiste qui essaie non seulement de conserver les apparences extérieures en tannant les peaux et habillant les charpentes, mais aussi de préserver une partie de l’organisme. Le résultat sur la poupée que tu as photographiée est ignoble, à des années-lumière de Fragonard ou Von Hagens. Mais notre assassin essaie de se perfectionner. Voilà pourquoi il vole des animaux par trois ou quatre. Il s’entraîne…

Norman se prit la tête dans les mains.

— Parle-moi de cette histoire d’écorchés. Qui est ce Fragonard ?

— Honoré Fragonard, cousin du peintre Jean-Honoré Fragonard. Un anatomiste du XVIIIe siècle, qui a fabriqué ce qu’on appelle des écorchés. Des cadavres qu’il dépouillait, disséquait avec méthode, organe après organe, puis qu’il conservait en injectant des substances chimiques jusqu’à l’intérieur des vaisseaux sanguins les plus insignifiants. Il imprimait ensuite à ces êtres sans peau les positions qu’il souhaitait en tendant leurs muscles avec des fils, des épingles, des cartes. Il ajoutait les sourcils, les cils poil par poil, avec une minutie prodigieuse. Il les transformait en œuvres encore exposées dans un musée portant son nom, à Alford.

— C’est dégueulasse !

— Pourquoi ? Parce qu’il expose ouvertement ce que l’esprit n’ose admettre ? Nous ne connaissons la mort qu’au travers d’autrui, par les médias ou les livres. Notre propre mort nous effraie, à un point tel que nous essayons de la repousser par toutes sortes d’artifices : maquillage, crèmes, liftings, silicone. Fragonard, lui, ne passe pas par quatre chemins. Il nous confronte à notre réelle nature, à ce que nous sommes au plus profond de nous : des êtres de chair et de sang. L’apparence physique n’est qu’un leurre, un trompe-l’œil qui cache la douleur, la maladie, la mort. À ce que je sache, la chirurgie esthétique n’a jamais soigné le cancer ou les ulcères. L’anatomiste ôte ce voile par son travail. Je ne vois pas ce qu’il y a de dégueulasse là-dedans !