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35.

Sylvain Coutteure roulait sur le sol, tordu de douleur, tandis que Clarice Vervaecke baladait l’œil de sa torche sur le contenu de la valise rigide.

Une hallucination.

Des journaux. Une pile d’éditions de La Voix du Nord en remplissait le volume intérieur. La présence du papier blanc à la place du papier vert déclencha une suite de réactions chimiques qui s’achevèrent par une arme pointée sur une tempe.

— Qu’est-ce que tu as fichu des billets ? Et arrête de gueuler comme une truie ! Arrête ou ta cervelle explose !

Sylvain mordit le col de son pull-over, l’épaule en miettes.

— Il… Il m’a… entubé ! C’est moi qui voulais… Harrr… enterrer le magot… Avant notre arrivée ici… il m’a montré… Harrr… l’argent une dernière fois dans son coffre… Un coffre qui contenait tout un bordel… Des câbles, des bâches, des couvertures… Je suis… persuadé qu’il y dissimulait une seconde valise… Nous nous sommes mis en route… Je suis passé devant… Et… Harrr… pendant ce temps… il les a interverties…

Vervaecke se précipita sur lui, le bâillonna de la main et lui asséna un nouveau coup de crosse sur le muscle amoché. La face ahurie de Sylvain s’écrasa dans la terre, ses lèvres se blanchirent d’écume.

— Mène-moi à lui ! ordonna-t-elle. Allez, lève-toi, gros tas !

Derrière l’autorité du ton, la voix de Vervaecke vibrait d’une peur perceptible. Mais il était trop tard pour reculer : carte posée carte jouée. Du bout de ses rangers, elle roua Sylvain de coups, le frappa sur l’omoplate gauche, les côtes, les mollets.

Ça allait mieux…

Elle devait apprendre à le haïr, laisser exploser sa colère pour qu’il devienne un objet jetable, une bouée charnelle la menant à ses fins.

Sylvain se traîna vers les cités endormies des Mines par l’arrière des terrils onze et dix-neuf, empruntant un pont désaffecté puis un sentier qui déversait sa caillasse à proximité d’un chevalement rouillé. Il saignait à la tempe droite, aux joues, des marbrures noires grossissaient sous ses vêtements. Son corps, son esprit fusionnaient en deux plaies insupportables. Mais chaque cellule détruite, chaque neurone grillé libérait un grain d’énergie infime qui alimentait le bouillon de la haine et les rugissantes envies de tuer.

Entre les vieilles bâtisses de la Compagnie des Mines, les deux individus remontèrent les ruelles dans le halo orangé des lampadaires. Pas une âme. Ambiance Toussaint.

Sylvain longea une palissade et bifurqua en boitillant dans une allée. Sous la pression du revolver, il gagna la terrasse arrière, leva une jardinière et récupéra une clé.

— Je vous facilite la tâche, murmura-t-il en lançant la pièce métallique sur le sol.

— Bien ! dit Vervaecke. Maintenant tu ramasses et tu ouvres la porte sans faire de bruit.

— Il n’y a personne… Pas de voiture dans l’allée…

Vervaecke serra le poing.

— J’espère pour toi qu’il va revenir – elle fixa sa montre. J’attends jusqu’à l’aube. Après, je te bute…

Elle le propulsa à l’intérieur d’un coup de semelle dans le bas du dos. Tout compte fait, on prend vite goût à la violence. Sylvain mangea du carrelage.

— En attendant, commence à fouiller, tas de merde !

36.

Dans leur parc, les jumelles gazouillaient, enroulées dans un voile fragile d’innocence. Les révélations de Lucie secouaient Norman jusqu’aux fondations de son être. Sur l’écran de ses yeux défilaient des écorchés à l’identité volée, des cadavres privés de leur droit au repos éternel et exposés dans une nudité outrageante. Le lieutenant imaginait la petite diabétique scalpée, le visage découpé au bistouri avec un soin chirurgical. Puis dépouillée, vidée de son sang par les artères iliaques avant que ses organes ne soient peints, ses veines remplies de cires, sa peau recousue par-dessus son squelette blanchi aux produits chimiques.

La démence pouvait-elle frapper à ce point l’esprit humain ?

Lucie débarqua de la cuisine avec un carré de pizza. Manger… Autant pique-niquer sur la tombe d’un cadavre.

— Lucie… Jette ça… Il faut que je sorte fumer…

Couverture sur les épaules, pizza dans la main, la jeune femme l’accompagna sur le perron. Absorbée par son enquête, de façon presque maladive, elle demanda :

— Hormis ces poupées, as-tu déniché des objets en rapport avec la taxidermie chez Vervaecke ? Des scalpels, des bistouris, des produits chimiques ? Des animaux empaillés ?

Norman tirait sur sa cigarette par aspirations violentes, les doigts durcis par le froid. Un craquement de branches, dans l’obscurité, le fit sursauter.

— Non… Je te l’ai déjà dit.

— Que sait-on de cette femme ?

Le lieutenant fouillait les alentours du regard. Personne. Étrange, on aurait dit que…

— Pas grand-chose pour le moment. Pas de voisins. Les hommes épluchent ses factures téléphoniques, ses comptes en banque, son ordinateur, bref sa vie électronique. On interroge aussi sa famille. En espérant que ces découvertes nous mèneront à son complice. Physiquement ? Chauve, musclée, l’allure militaire.

Lucie s’enfouit dans les ourlets de laine. Le froid mordait avec une vigueur toute boréale, agrippé aux épines des pins sylvestres en pinceaux de glace.

— Reprenons les faits depuis le début, dans l’ordre chronologique, envoya-t-elle dans un claquement de dents. Voilà plus de huit mois, en avril 2003, des wallabies disparaissent au zoo de Maubeuge, à cent cinquante kilomètres d’ici. Il y a quatre mois, c’est un loup du zoo de Lille, et le mois dernier quatre singes capucins. Toujours des femelles. Les mâles sont vidés de leur sang par les artères iliaques, leur aorte nouée suivant un procédé utilisé par les anatomistes de la Renaissance, qui écorchaient les corps.

— Pourquoi appliquer cette technique sur des animaux que l’assassin n’écorche pas, qu’il abandonne ? Pourquoi ne pas éliminer ces bêtes endormies d’un simple coup de couteau ? D’ailleurs, pourquoi les éliminer ?

Lucie se pelotonna dans l’univers de laine.

— Parce qu’il ne tue pas pour tuer, il agit pour apaiser des éruptions intérieures, ce qui passe par une ritualisation. Un tueur en série ou un psychopathe peut user de son intelligence pour fausser une scène de crime et tromper les forces de l’ordre. Mais il est deux choses qu’il ne peut contrefaire, des fondements qui régissent la raison même de son intervention : le modus operandi et la signature. Mais… continuons l’analyse… D’après Léon, ces animaux sont très difficiles à naturaliser, ils nécessitent le large spectre de compétences que doit posséder le parfait taxidermiste. Notre tueur a dû progresser. Bien progresser même. Voilà pourquoi je préfère que ces poupées hideuses aient été fabriquées à partir de chats.

— Je vois. Il a fait ses armes sur de la matière première beaucoup plus facile d’accès, plus courante.

— Exactement ! Des chats, des chiens ramassés dans la rue ou que Vervaecke fournissait à notre tueur. Léon parlait aussi de SPA, une piste à suivre. Bref, ces poupées ne doivent pas dater d’hier. On peut en déduire que Vervaecke et son double se connaissent depuis un certain temps et partagent des goûts… Comment dire…

— Bizarres…

— Oui. Nous découvrirons peut-être des pistes en fouillant dans la vie nocturne de Vervaecke. Boîtes de nuit, clubs sado, échangistes…

— C’est en cours. Mais ça prendra du temps.

— Temps que nous n’avons plus, malheureusement… Continuons. Mercredi dernier, ce qui devait être, comme l’indiquaient les lettres adressées aux parents, une simple remise de rançon tourne au carnage. L’un des ravisseurs tue, je dirais avec « délicatesse », une fillette qui déjà, à ses yeux, a perdu le statut d’humain, une enfant qui, par son accoutrement de poupée, sa physionomie, sa fraîcheur, ravive des souvenirs, des époques heureuses ou douloureuses qu’il souhaite faire rejaillir…