Lucie avala le morceau de pizza refroidi et se lécha les doigts avant de poursuivre :
— Hmmm… D’un coup, l’argent prend une place secondaire, inexistante même. Hmmm… Cette matérialisation des fantasmes, cet aboutissement de toute une vie devient prioritaire. Voilà pourquoi, dès le lendemain, une seconde fille disparaît. Et cette fois il ne s’agit plus de rançon… Ces entraînements sur des animaux, leurs mutilations ont un sens. Ils n’étaient que le reflet d’une douleur enfouie, un besoin d’expression qui passait par le biais d’un scalpel. Et maintenant, l’artiste libère sa fougue. On ne s’entraîne plus sur des animaux, on passe au stade supérieur. Et quand on n’a accès ni à des morgues ni à des instituts médicaux, que fait-on ?
— On se sert dans ce qui existe à profusion. On pioche dans le hasard de la rue…
Norman se mordait la lèvre inférieure, un doigt sous le menton. Ce profil lui donnait l’air d’un héros de bande dessinée, genre Tintin sans la mèche.
— Pourquoi des enfants ?
— Je n’en sais rien. Plus faciles à convaincre et à enlever ? J’aimerais aller au bout de ma pensée, si tu le veux bien…
— Je t’en prie…
— Aujourd’hui, nous apprenons qu’ils agissent en couple. Une vétérinaire avec des goûts pour le sadomasochisme et une autre personne, son amant ou amante. Plutôt amante, car elle hait les mâles au point de les mutiler… À la suite d’un contrôle routier, de la présence de tilétamine dans son sang, Vervaecke risque de perdre son droit d’exercer. Surgit donc l’idée du rapt d’une enfant aveugle aux parents riches à millions, dans une ville désertée l’hiver, Le Touquet. Une mission a priori facile. La vétérinaire embarque dans ses plans son complice taxidermiste-anatomiste. Les deux personnes sont moralement très liées et s’entraînent donc dans leurs délires mutuels. Vervaecke fournit de la tilétamine pour le rapt des animaux, accepte des cadeaux horribles comme les poupées dont tu m’as parlé et l’autre, en retour, participe à l’enlèvement…
— Ça se tient, mais…
Lucie leva un doigt.
— Les lieux à présent. Vervaecke habite à quelques kilomètres du Touquet, son complice doit vivre aux alentours de Dunkerque. La connaissance de l’entrepôt désaffecté de Grande-Synthe, l’envoi des lettres anonymes, l’enlèvement de la seconde victime en sont des preuves tangibles. Il ou elle n’habite pas la ville, plutôt la campagne. Une maison isolée permettant d’agir en toute tranquillité, de, pourquoi pas, retenir un loup vivant, des singes capucins, des fillettes apeurées. Un lieu de grande taille permettant le stockage d’animaux empaillés… Face à nous se dresse un couple complètement atypique, un tueur qui hait les mâles et une sado aux penchants sordides… Tu sais, le monstre de viscères que tu tenais entre les mains ne représente que la face visible de l’iceberg, une infime parcelle des monstruosités enfouies au fond de ces cerveaux malades…
Norman se faufila dans le hall, frigorifié.
— Je ne te comprends pas Lucie. Comment réussis-tu à garder ton calme, à parler avec un tel détachement de ces horreurs ?
— Je n’en sais rien… Parfois, je ressens de la répulsion et pourtant, je ne peux m’empêcher d’éprouver aussi une forme d’attirance. Tu sais, déjà toute jeune, je regardais mon père tuer des lapins, et ça me… ça me…
— Fascinait ? hasarda Norman.
— Oui…
Le flic roux soupira avant de détailler la décoration du salon. Les ampoules à faible éclairage, les cadres aux tons sombres, les statuettes africaines déformées, avec leur ventre énorme et leurs jambes noueuses. Et ces cassettes vidéo à n’en plus finir, empilées au-dessus d’une armoire aux vitres teintées. Au commissariat, Lucie donnait l’image d’une fille rangée, presque transparente, limite timide. À des années-lumière de la femme qui se tenait à l’instant face à lui. Sur le fil du rasoir. Oui… Sur le fil du rasoir…
Il la fixa dans les yeux.
— Ton analyse semble cohérente, mais un point m’échappe. À t’entendre, Vervaecke n’est pas taxidermiste et donc n’aurait ni retenu prisonnière, ni tué Mélodie Cunar. Pourtant elle ne possède pas de crêtes papillaires, à l’identique des empreintes relevées sur le lieu du crime. Si elle n’a pas tué, comment expliquer la présence de ses « non-empreintes » autour de la victime ?
Lucie s’assit sur la table du salon, jambes pendantes.
— Je n’ai pas d’explication fiable… Vervaecke erre dans le sadomasochisme, ses goûts bizarres la poussent peut-être à participer aux séances de taxidermie, d’écorchement ? Un certain plaisir des chairs mortes ? Sans précautions particulières, à cause des instruments ou produits dangereux, on se sabote très facilement un doigt ou un œil.
Norman acquiesça. Il pointa un doigt vers le téléviseur.
— Comme tu as vu sur les photos numériques, les poupées trouvées chez Vervaecke étaient bien plus abjectes que le pire de ces écorchés. Ces orbites vides, cette peau puant le cuir, ces poils d’animaux en guise de cheveux, ces membres difformes… J’ose à peine imaginer ce que ces expériences pourraient donner… avec un humain… Ça n’a aucun sens… Aucun sens…
— Ces créations que tu considères comme immondes ne représentent que le reflet d’un désordre interne. Demande au fou s’il est fou, il te répondra que non. Notre assassin possède son propre système de valeurs, ses notions personnelles du bien et du mal. Qui te dit que ces horreurs ne signifient pas à ses yeux la beauté absolue ? Jeffrey Lionel Dahmer, le Cannibale de Milwaukee, a mangé les organes d’une quinzaine de personnes et décorait sa cheminée avec leurs restes, parce qu’il les considérait comme des trophées de chasse. Il trouvait ça « magnifique et valorisant ». Et n’oublie pas que ces squelettes de chats nous suggèrent que l’assassin, à ce moment-là, n’en était qu’à ses débuts puisqu’il s’attaque, depuis des mois, à plus difficile avec les animaux du zoo. Qui dit qu’il n’est pas devenu un véritable génie dans l’art de l’écorchement ? À force d’entraînement, d’acharnement, de lectures, on arrive toujours à ses fins…
Norman se pressa la tête.
— Cet univers glauque me met vraiment mal à l’aise… On en oublierait presque les chauffards qui détiennent les deux millions d’euros.
— Du neuf sur nos taggueurs ? Que donne la liste des employés ?
— Toujours chez Vignys. J’ai dû partir sur les chapeaux de roues pour l’intervention chez Vervaecke. Je la récupère à la première heure.
Norman vint se caler contre Lucie sur le bord de la table, ce qui mit les sens de la jeune maman en ébullition. Dans cet instant on ne peut plus grave, à minuit passé, elle ressentait un besoin gourmand de faire l’amour. Un peu comme un fou rire lors d’un enterrement. On dit qu’au bord de la trentaine, l’appétit sexuel atteint son apogée. Ce qui expliquait que ses organes lui faisaient mal, la taraudaient de l’intérieur comme des forets de chair.
— Tu sais, j’adore les marmots, confia Norman d’une voix douce. Je crois qu’ils arrivent sur Terre tous égaux, avec un esprit pur. De nombreux passages de la Bible rapportent que les bébés naissent sans péché. Ce sont les parents qui créent des monstres. Combien de fois sommes-nous intervenus dans des familles où les maris, les mères parfois, tabassaient leurs enfants à coups de pied dans la figure ? Ces petits êtres ne demandent que le réconfort d’un sourire, la chaleur d’une main. Et que leur apportons-nous ? Nos peurs, notre haine, notre colère. Ils deviennent le miroir cassé de nos propres tourments.
— Tu veux dire que nous créons leurs vices ? Qu’ils absorbent nos défauts ?
— Bien sûr. Tu vois, ma nièce, Sophie, a quatre ans. Un jour, je la regarde s’amuser avec une araignée dans un jardin. Le minuscule insecte grimpe sur son bras et la petite rit comme seuls savent le faire les enfants. Ses gestes sont déliés, délicats, elle a déjà conscience du rapport des forces et de la fragilité des vies. D’un coup, sa mère arrive et se met à hurler, complètement hystérique. Sophie ouvre grand la bouche, ses yeux écarquillés trahissent son incompréhension. « Que m’arrive-t-il ? Pourquoi maman hurle-t-elle ? Est-ce à cause de cette petite bête ? » La mère saisit alors une serviette, frappe sur le bras de Sophie pour en chasser l’araignée et l’écrase ensuite avec une rage inouïe, ordonnant à sa fille de ne plus jamais approcher d’araignées, que les araignées sont méchantes, dangereuses, et qu’il faut en avoir peur. Il faut en avoir peur, c’est comme ça : je crains les araignées, tu dois les craindre aussi ! Depuis ce temps, Sophie se met à pleurer à chaque fois qu’elle rencontre une fourmi, un scarabée ou une araignée…