Il prit la main de Lucie.
— Prends soin de tes filles, prends-en bien soin.
Lucie l’écoutait parler, déverser des phrases qui lui tapaient dans le cœur. Parfois elle répondait, relançait la conversation pour que dure l’instant. Deux heures défilèrent où ils discutèrent de tout, de rien, loin de l’enquête et de son sillage meurtrier. Leurs yeux gonflaient, se chargeaient de fatigue au rythme de la nuit qui progressait. La mollesse du canapé incitait à plus de chaleur, de rapprochements. Leurs regards plus appuyés, souvent gênés, se croisaient. Puis des yeux empreints de tristesse, avec, sur les rétines, les spectres de Mélodie, d’Éléonore.
Les inévitables pleurs vinrent briser les bercements de voix. Lucie ragea entre ses dents et s’arracha du sofa. Direction le coin cuisine.
— Tétée ! Trois heures du mat, et ces demoiselles ont faim ! Pour ça, elles sont championnes du monde ! Mais pour dormir…
— Ne leur en veux pas. La plus grande peur des bébés est de croire à chaque seconde que leur mère les a abandonnés. Cours vite les rejoindre !
Norman se glissa derrière Lucie, le blouson sur l’épaule.
— Je vais te laisser. Dans quatre heures je bosse et j’ai encore de la route pour Calais…
Lucie mit un miel léger dans sa voix.
— Tu sais, tu peux dormir dans ma chambre. Des affaires de Paul, genre rasoir électrique, traînent encore. Moi, de toute façon, je m’installe dans le salon avec les petites. Elles ne s’endormiront que vers six ou sept heures. Pas avant…
Le lieutenant s’appuya sur un battant de porte.
— Je ne voudrais…
— Ne fais pas l’idiot ! Tu vas passer plus de temps sur la route qu’au lit. Ce serait la pire des idioties de faire un aller-retour en étant déjà sur place. Tu trouveras de quoi te laver dans la salle de bains.
— Merci pour l’invitation… À charge de revanche…
— Tiens-moi juste au courant de l’évolution de la situation demain. Je serai joignable sur mon portable…
— Tu ne comptes pas te reposer ?
Lucie songeait aux dizaines d’animaux abandonnés dans les limbes obscurs, chez Léon. À ces poupées écorchées, bâties sur des fondations de chats. Au chien disparu des Cunar.
— Quelques petites affaires perso à régler, mentit-elle. La sieste sera pour plus tard…
— Dis… Je voulais juste savoir… Qu’est-ce qu’il y a dans cette armoire ? Je me suis penché tout à l’heure, pendant que tu décongelais la pizza. On… devine une forme ronde derrière les vitres opaques, comme… À vrai dire, je n’en sais rien…
Lucie se laissa choir mollement dans le canapé et observa les cicatrices qui barraient ses lignes de vie. Elle soupira.
— Depuis toute petite, je cherche les réponses à certaines questions. Le contenu de cette armoire, certains éléments dans ces tiroirs m’aident à y répondre un peu plus chaque jour. Désolée, mais je garde ça pour moi. Personne n’est prêt à comprendre mes secrets…
Au bout du sentier qui slalomait entre les dunes, la Bête s’envola avec la brume de l’aube. Des cristaux de gel s’étaient figés dans sa chevelure, au bord de ses narines et sur ses lèvres. Elle aurait dû embarquer le pistolet hypodermique, tirer sur le flic roux avant de s’occuper de la femme. Mais s’attaquer à deux policiers, armée d’un vulgaire tampon d’éther, relevait de la folie.
Elle regagna sa voiture garée au bord de la digue, à trois cents mètres de là, tourna le chauffage à son maximum et démarra en claquant des dents.
La sève du désir avait grimpé en elle jusqu’à attiser ses plus brûlants fantasmes. Elle songeait à ses expériences ; les succès, les trop nombreux échecs. La méthode restait à peaufiner avec l’humain. Les peaux s’abîmaient ou se craquaient trop facilement. Peut-être parce que les enfants sont plus fragiles, leur corps en trop grande mutation.
Maintenant, il lui fallait de la matière première, cette argile indispensable à tout créateur.
Elle considéra sa montre. Cinq heures du matin. Où frapper ?
Deux heures durant, elle sillonna les artères de Dunkerque, un plan routier sur le siège passager. La ville s’allumait, les bipèdes pointaient le nez hors de leurs tanières. Elle les plaignait. Condamnés à suivre leurs rails. Robotisés au point de se lever, se coucher, avec une régularité de montre suisse. Nourris aux plats réchauffés. Qui allait-elle délivrer de sa pénitence quotidienne ?
À plusieurs reprises, elle crut tenir sa victime. Mais le passage de trop nombreux inconnus la fit renoncer. Pressée mais pas imprudente.
Le moteur chauffait, la Bête bouillait, le scalpel la démangeait. Allait-elle rentrer bredouille ? Pas question ! Il fallait encore progresser ! Elle darda des regards noirs sur les passants, méprisant ces êtres amphibies qui respiraient l’haleine des pots d’échappement.
Qu’ils brûlent en enfer ! Tous, les uns après les autres !
Elle s’orienta vers des rues plus étroites, à moins grande fréquentation. Attente plus longue mais risques minimisés.
Le hasard précipita une proie dans ses filets. Un beau brin de femme, fraîche et spontanée.
Caroline Boidin. Trente-deux ans, enceinte de six mois. Disparue alors qu’elle indiquait le chemin de l’hôpital à une vieille dame…
37.
Les gravillons crissèrent quand Vigo Nowak s’engagea dans l’allée de sa maison des Mines. Après sa raclée au casino de Saint-Amand, il avait terminé la nuit dans une discothèque belge, à Tournai. Les vibrations des basses, les brouillards de fumée et les battements de la musique techno n’avaient fait qu’amplifier son mal de crâne. À six heures du matin, il lui semblait vivre et revivre le drame à la manière d’un film sans fin : le corps de Nathalie recroquevillé sur le lit ; le bébé qui hurle, la tête entre les barreaux ; l’appétit du gaz.
Le passé mordait le présent, empiétait sur le futur. No future.
Combien de temps subirait-il ces assauts cérébraux ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ? Sa drogue. Il lui fallait sa drogue. L’opium vert pressé dans son carcan. La musique des billets. Le velours des zéros.
Il tourna la clé dans la porte d’entrée, ouvrit, alluma la lumière.
Ses chairs se liquéfièrent lorsque apparut l’impossible.
Sylvain Coutteure se tenait au fond d’un fauteuil, les mains sur les accoudoirs, les jambes écartées avec relâchement. Vivant. Ses yeux brillaient de maléfices, ses traits s’organisaient pour tirer son visage en ombres de démence. Des larmes accompagnèrent son sourire quand il envoya :
— Salut l’ami…
Sans avoir le temps de comprendre, de réagir, Vigo perçut un souffle, un léger glissement, puis sentit les lèvres d’un canon s’écraser sur sa tempe gauche.
— Ne bouge pas connard ! Bienvenue en enfer !
La force d’une poussée entre les omoplates. La rencontre avec un coin de table. La douleur qui se déverse. Puis un rire ignoble. Sylvain crachait sa fureur, un mélange abject d’incompréhensible, de fermenté, de sursauts incohérents. Ces murs abritaient le cœur même d’un hôpital psychiatrique. Le pandémonium avait rouvert les portes de sa cité infernale.