— Bougez pas ! Bougez pas ou je tire dans le tas !
La sueur se mêlait aux larmes sèches, transformant le visage de Sylvain en un désert de sel. Son index droit fusionnait avec la gâchette. Ses os tremblaient, son corps vibrait. La mort allait jaillir. Les trois à la suite. La tueuse, le traître, lui en dernier. L’affaire de deux secondes. Puis le calvaire serait fini.
Une brillance de faucille luisait au fond de ses rétines.
Vigo baissa les paupières, suppliant…
— Ne tire pas ! hurla Vervaecke dans un dernier sursaut. La petite diabétique ! Il n’y a que moi qui sache où elle est enfermée ! Tu me tues et elle mourra par manque d’insuline !
Sylvain se comprima en un bloc de nerfs. Le revolver tanguait au bout de son bras, décrivait des courbures impossibles. À la moindre molécule de travers, il allait cracher la mort. Irrémédiablement.
— Réfléchis ! poursuivit Vervaecke, mains en avant et doigts écartés. Tu peux sauver quelqu’un, rendre une enfant à ses parents ! N’entraîne pas cette petite dans ta folie meurtrière !
— Qui… me dit qu’elle… n’est pas… morte ?
— Je suis vétérinaire, je possède des stocks d’insuline pour les animaux diabétiques ! Elle en a besoin toutes les douze heures, ce qui ne nous laisse plus beaucoup de temps ! Il faut faire vite !
Incapable de penser, de juger, Sylvain braqua la gueule de feu sur Vigo, lui ordonna de se mettre à terre et lui écrasa la joue gauche du talon.
— Garde le nez au sol, fils de pute ! Tu l’aurais fait toi ? Sauver cette petite diabétique ?
Vigo respirait bruyamment, bouffait de la poussière.
— Ne tire pas… Je t’en supplie…
— Réponds, enculé !
— Bien sûr, Sylvain… Oui… J’aurais tout fait pour elle. Allons la sauver !
— Tu as raison, je ne vais pas tirer…
L’odeur monta d’un coup, emplissant le cloaque de lourdeurs de plomb. Vervaecke se tassa dans un coin, bouche bée face à la folie de l’homme armé.
De l’essence partout. Sur les murs. Le sol. Le sac contenant les liasses.
Sylvain fit sortir Vervaecke.
— Je t’en prie Sylvain ! Non !
Un verrou qui se ferme. Des coups contre le bois. Des cris étranglés. Le serpent de carburant qui se faufile sous la porte.
— L’argent ! supplia Vervaecke. Retourne à l’intérieur et sauve l’argent ! Le fric putain !
— Tu fais moins le fier, enculé ! grogna Sylvain.
Pas de réponse. Le silence. Sans doute une dernière prière. La pierre d’un briquet fit jaillir une flamme. Une déchirure dansante zébra le sol, s’engouffra sous la porte dans un ronflement maudit.
Sous les premières lueurs illuminant les jumeaux de schiste, Sylvain envoya :
— Cet argent ne tuera plus personne…
Il contraignit Vervaecke à le devancer.
— On part à pied et on passe chez moi, je veux embrasser ma femme et ma fille une dernière fois… Après, nous irons sauver cette petite… En espérant pour toi qu’elle est encore en vie…
38.
Les jumelles avaient sombré avec les morsures de l’aube, d’un sommeil désiré et réparateur. Plein sud, les dunes façonnaient des reliefs dociles, se décrochant avec peine des trames nocturnes. Dans chaque espace du pavillon tranquille, le calme battait la mesure.
Lucie ne dormait pas, les rétines, l’esprit rivés sur la toile internet. La tératologie, l’étude des monstres… Les anomalies congénitales… Les êtres hydrocéphales, au crâne démesuré… La sirénomélie, maladie des enfants qui naissent les deux jambes collées… Les monstres doubles, soudés en L, en H, en Y…
Macabres sujets d’étude de Fragonard…
L’anatomiste l’avait entraînée dans un monde privé d’éthique, sans foi ni loi. Un lieu d’interdits bafouant la logique. Un musée de mutants où des écorchés, des cadavres couverts de masques mortuaires, des humains sectionnés suivant différentes coupes cohabitaient en une danse des morts. Pire encore. Il existait un traité, l’Anatomia Magistri Nicolai Physici, décrivant avec une précision chirurgicale les procédés de dissection utilisés par les Anciens sur des êtres vivants. Des condamnés que l’on sanglait sur des tables, puis que l’on maintenait en vie le plus longtemps possible en disséquant d’abord les membres, pour finir par les organes internes. Une souffrance sans limite à laquelle pouvaient assister quelques « privilégiés ». L’Histoire renfermait de bien terribles secrets…
Au fil des heures blanches, Lucie s’était connectée sur l’univers des taxidermistes, s’abreuvant de science sanglante. Clichés de quadrupèdes dépouillés, de mâchoires hurlantes, d’organes palpitants. Dans de sombres pages arrachées aux noirceurs électroniques, elle avait déniché des sites présentant des collections complètes de chats empaillés dans des positions de chasse, des photos de dobermans, de bouledogues, de bassets plus vrais que nature, aux yeux de verre et à la gueule de résine. Des anonymes qui exposaient sur la toile leur folie, leur soif de dissection, de découpe, d’immortalisation. Meurtres en série sur animaux…
Ses lectures confirmaient les dires de Léon. La taxidermie, l’écorchement ne s’improvisaient pas, nécessitaient de longues années d’application et de la matière première. Fragonard avait parfait ses techniques sur plus de deux mille animaux avant de s’intéresser aux cadavres frais des morgues. Quant au naturaliste, il ne s’attaquait jamais directement à des mammifères trop volumineux ou à la structure squelettique complexe. Il puisait son inspiration sur de l’objet courant, facile à se procurer.
Toute discipline nécessite de l’entraînement. Les chirurgiens novices recousent à n’en plus finir des panses de porc avant de s’attaquer aux tissus humains. Les tueurs tels Ralph Raymond Andrews, Ed Gein ou Jeffrey Dahmer étaient d’abord passés par la mutilation d’animaux, histoire de préparer le terrain. Francis Heaulme, adolescent, enterrait les bêtes vivantes croisées au hasard de sa chevauchée morbide… L’assassin de Mélodie Cunar, pour confectionner ses poupées hideuses et progresser, avait forcément suivi le même chemin.
À chaque fois, des animaux.
Où l’assassin s’était-il procuré son brut de fonderie, ces chats qu’il écorchait puis transformait en monstres ? Dans la rue ? Non. Les chats, agressifs, sont trop difficiles à attraper, leur instinct de chasseur trop perfectionné. Les refuges animaliers apparaissaient comme une piste évidente.
Direction la cuisine. Ouverture de placard. Des plaques de chocolat à n’en plus finir, empilées en une tour de gourmandise.
Trop c’est trop. Il va vraiment falloir que tu arrêtes… Demain… Promis…
Elle posa un carré sur la langue et s’enivra de drogue fondante. Ses sens frémirent sous la caresse du cacao. Elle ferma les yeux. Orgasme papillaire…
Une fois les petites couchées dans leur chambre, ses pensées s’étaient orientées vers le policier roux, son regard magnétique, sa sensibilité à fleur de peau. Elle dans le canapé, lui dans son lit, à une épaisseur de bois d’écart. Deux corps qui réclamaient fusion mais séparés par la barrière des consciences. Y aurait-il une suite à cette histoire qui n’existait pas encore ? Le désir de Lucie écrasait ses sentiments. L’amour d’abord, l’Amour avec un grand A plus tard.
Elle retourna devant son clavier, activa le moteur de recherche, fit apparaître sur l’écran la liste des SPA du Nord.
Des bruits de pas la surprirent alors qu’elle en entamait la lecture. Elle eut à peine le temps de dissimuler le navigateur derrière une autre fenêtre que Norman se coulait à ses côtés, englouti dans un peignoir trop grand. Après un bâillement discret, il demanda :
— Les petites dorment enfin ?
— Oui, ça y est. Je te prépare un café ?
— Si tu veux bien… J’aurais mieux fait de ne pas somnoler, je suis déchiré. Ces écorchés, ces découvertes sordides m’ont tellement tracassé. Je pensais surtout à Eléonore. Ça fait bien plus de cinquante heures maintenant… Si l’assassin ne l’a pas éliminée, le diabète l’aura fait…