Il s’appuya sur un accoudoir et ajouta :
— Comment réussis-tu à tenir une nuit entière sans fermer l’œil ?
— Les allumettes sous les paupières, ça marche nickel !
Norman ravala son sourire et désigna l’écran.
— Tu n’arrêtes donc jamais… D’autres découvertes intéressantes ?
— Pas réellement. J’ai juste enrichi ma culture personnelle. Quelques pages noires supplémentaires au catalogue du morbide…
Lucie se dirigea vers la cuisine et mit la cafetière en marche.
— Ça… ça m’a fait du bien de discuter avec toi cette nuit, confia-t-elle dans un soupir. Ta présence m’a montré à quel point la solitude est pernicieuse. Elle t’enserre dans sa toile sans que tu t’en rendes compte.
Norman triturait le ruban du peignoir en éponge, façon gamin mal à l’aise. Les mots tardèrent à gagner ses lèvres.
— J’aimerais qu’on remette ça un de ces soirs, une fois cette affaire terminée. Dans un cadre un peu moins… professionnel et moins… glauque…
— Genre bière et pizza devant un bon match de foot ? Ça me branche ! On pourrait aussi inviter une poignée de collègues !
— Non, non… Je voulais dire…
— J’ai bien compris, sourit Lucie. Je voulais te faire marcher un peu. Tu sais, le réveillon de nouvelle année approche et je n’ai pas grand-chose de prévu, hormis le baby-sitting intensif. Des projets particuliers ?
— En dehors de la bière et de la pizza ? Je ne vois pas ! On… on s’organise une petite soirée, à quatre avec les filles ? Trois femmes pour un seul homme, le rêve !
— Allons ! Détrompez-vous cher ami. Ce ne sera pas de tout repos. Les demoiselles réclament beaucoup d’attention, et autant de patience ! Ça tient pour le réveillon !
C’était dit. Lucie ignorait sur quel terrain elle évoluait. Une histoire entre deux flics aux caractères trempés ne pouvait conduire qu’aux frontières de la tempête. Mais le plus beau des arcs-en-ciel ne jaillit-il pas du plus violent des orages ?
— Quel est le programme de la journée ? s’enquit la jeune maman alors que le lieutenant s’enfermait dans la salle de bains.
— Le labo pour l’analyse des poupées, la liste à récupérer chez Vignys, la traque de Vervaecke. En espérant que nos recherches, un numéro de téléphone, une adresse nous mèneront à sa moitié démoniaque. Des hommes briefés par Raviez vont interroger les propriétaires de boutiques spécialisées en taxidermie, rapporter des listings de suspects potentiels, de naturalistes habitant la proche campagne de Dunkerque. Les équipes continuent à surveiller les pharmacies du coin pour l’insuline, sait-on jamais… Les pièces du puzzle sont entre nos mains, il reste juste à les assembler.
— En priant pour que ce soit le plus rapidement possible… marmonna Lucie en s’installant face à son écran. Il existe des boutiques virtuelles sur internet où l’on peut commander du matériel de taxidermie ! observat-elle. Je t’ai imprimé la liste ! Il faudrait aussi vérifier de ce côté-là !
— Bien chef !
D’un clic de souris, Lucie bascula sur la fenêtre qui l’intéressait. La liste des SPA de la région.
Bailleul, Caudry, Condé sur l’Escaut. Page deux… Douai, Hazebrouck, La Sentinelle. Lucie dévora la suite avec une déception croissante. Dans cette liste alphabétique, elle s’attendait à palper de la proximité, dénicher des villes comme Dunkerque, Gravelines. Au-dessus du poste, le modem vomissait les bits par saccades. Lucie se rappela l’épisode du fax dans le bureau de Raviez.
Voilà que ça recommence… Saleté d’informatique…
De nouvelles villes apparurent. Lille, Maubeuge, Merville, Marcq-en-Barœul et bien d’autres encore. La plupart des cités tenaient dans un rayon de quatre-vingts kilomètres autour de Dunkerque. Curieusement, aucune dans les environs. Le tueur avait pu se procurer ses bêtes n’importe où. Ou ne pas s’en procurer du tout.
Lucie serra les poings, l’espoir en vrille. Elle avait cru décrypter la logique de son tueur par l’analyse de ses agissements passés, ses « erreurs de jeunesse ». Mais trop d’intuition, d’inconnues brouillaient la piste, la rendaient inexploitable. « Pas de faits », disait Raviez. « Seuls les faits sont importants. » Finalement, l’ordinateur d’échecs battrait peut-être l’humain.
Par surprise, Pierre Norman lui posa un baiser sur la joue et s’évanouit dans l’entrée en murmurant :
— Je te téléphone dès que possible.
— Fais attention à toi…
La chaleur du baiser plongea Lucie dans un zen vaginal. Le contact de la peau mâle, aussi bref fut-il, mit le feu aux poudres…
Tu m’étonnes ! Après plus de six mois ! Ça doit ressembler à du papier de verre là-dedans !
Elle s’étira, libéra les nœuds de ses muscles par des roulements d’omoplates. L’écume du jour, par la baie vitrée, floconnait en nuages gris et denses. Une autre nuit se déversait, celle de l’interminable hiver qui figeait les dunes dans une expression de colère. Lucie s’autorisa une ultime recherche avant d’éteindre le téléviseur. Elle cliqua sur la dernière page du site de la SPA, histoire de boucler la boucle.
Un claquement de porte la surprit encore.
— Je n’irai pas loin sans mes clés de voiture ! déclara Norman en se précipitant sur la table du salon.
Il lorgna la page web qui finissait de s’afficher.
— SPA de Petite-Synthe ? Qu’est-ce… À quoi ça rime ? Que me caches-tu ?
Petite-Synthe… À dix kilomètres d’ici.
— Rien… du tout… répondit-elle avec difficulté. Mais… Tu vas être en retard ! On dirait… que tu ne connais pas… encore le capitaine Raviez !
Norman s’attarda à proximité de la banquette. Lucie paraissait ailleurs. Ses yeux fuyaient, ne trouvaient plus d’accroche. Le lieutenant observa ces adresses de refuges pour animaux. Il songea aux squelettes de chats, à ces séances d’entraînement sur des bêtes dont elle avait parlé. L’univers des taxidermistes, les vols dans les zoos…
Elle s’acharne, elle essaie de pénétrer l’esprit du tueur, de remonter à la source…
Il faillit poursuivre l’interrogatoire mais la sonnerie de son portable l’emmena vers d’autres cieux. Il disparut dans le jour naissant sans se retourner.
Lucie inspira profondément, couchée sur la banquette.
Une SPA… À Petite-Synthe… La ville jumelle de Grande-Synthe, le lieu maudit où tout avait commencé…
39.
Les mêmes bandes blanches, les mêmes panneaux verts, surpris par le faisceau des phares. Derrière, des villes de brique rouge, enfoncées dans la terre, comprimées dans leur étau de brouillard. Armentières. Hazebrouck. Bray-Dunes. La même station Total, avec son ermite accoudé sur la solitude de l’A25. Un trajet dévoré des centaines et des centaines de fois. L’aller vers le travail, l’avenir, le salaire. Le retour vers une femme aimante, une fermette agréable, un bébé affamé de vie. Une autoroute qui, à chaque extrémité, portait les fruits de votre existence.
Une voie d’asphalte aujourd’hui en rupture. Sans issue…
Sylvain Coutteure était harcelé par ces voix intérieures. Bientôt, tout ceci cesserait. Pour toujours. Mais il fallait accomplir une dernière mission.
Au volant, Vervaecke ne quittait pas la route des yeux. Malgré la rudesse de ses traits, l’absence de cheveux, les mains dévorées par des morsures chimiques, elle gardait au fond de son regard une clarté vacillante, une pointe d’humanité qui rappelait qu’elle aussi avait été une enfant, une conscience vierge de souillure. Elle représentait à présent l’icône du mal.
En périphérie de Dunkerque, la voiture obliqua vers Grande-Synthe, traversa la ville, emprunta une départementale. Vingt kilomètres de rase campagne. Au bord des routes, de plus en plus, des blockhaus, macabres auto-stoppeurs figés dans l’éternité. Des tranchées. Des cimetières anonymes. Les vestiges d’un passé embrasé.