La vétérinaire se défit de l’emprise charnelle d’un mouvement d’épaule. Il fallait fuir en catastrophe à l’étranger, avant que tout s’embrase.
— Non ! Ne pars pas ! supplia la Bête. Ne me laisse pas seule ! Je t’aime !
La vétérinaire s’élança dans le salon sans se retourner, enjamba le cadavre du chien, ouvrit la porte.
Sa main enroba la poignée jusqu’au moment où son corps percuta le sol, secoué de spasmes.
Du bistouri qui pénétrait dans sa nuque ne paraissait plus que la mitre.
— Je… je ne voulais pas… pleura la Bête. Mais… ton visage n’est pas abîmé, tout pourra s’arranger. On va se retrouver… Pour l’éternité…
Écrasée de larmes, la Bête s’enfonça à reculons dans les catacombes, chevaucha la masse écrasée dans l’escalier et disparut dans son antre, le corps chaud de Vervaecke entre les bras.
Dans un premier temps, elle honorerait la requête de son amour éternel : faire souffrir l’homme qui avait brûlé l’argent. Puis viendrait le temps de la ramener à la vie.
Mais auparavant, il fallait aller travailler, gagner sa pitance, comme tous les jours. Elle remonta, enfila son blouson, ses gants, et se perdit dans le levant…
40.
Petite-Synthe. Lucie ne laissa pas le temps à la responsable de la SPA de pénétrer dans ses locaux.
— S’il vous plaît !
La femme se retourna. La quarantaine, chevelure filasse, des cernes comme des valises. En grand manque de sommeil, elle aussi.
— On… on n’ouvre pas avant huit heures madame. Il est… sept heures vingt… Les vétérinaires ne sont pas arrivés. Une urgence ?
— Grosse urgence ! Quelques questions à vous poser. Puis-je entrer ?
Christiane Corneille bâilla aux corneilles.
— Euh… Je n’ai pas l’habitude qu’on me saute dessus si tôt le matin… Mais… Suivez-moi…
Elle ferma la porte, traversa une pièce à l’odeur infecte et gagna une petite cuisine avant d’ajouter :
— Le chauffage vient juste de se déclencher, je vous conseille de m’imiter et de garder vos gants. Un café pour vous réchauffer ?
— Non merci. Je suis assez pressée.
— Moi aussi, à vrai dire. Dans ce cas, je vous écoute…
— Merci… Avez-vous relevé des plaintes pour disparitions d’animaux ces derniers mois ? Des chats, notamment.
— Des… des disparitions de chats ? Il s’en produit régulièrement. Les gens se rabattent souvent ici comme à un dernier rempart à leur désillusion. Dans la plupart des cas, ces animaux se sont fait écraser et ont été ramassés par la voirie. On ne peut donc pas réellement parler de disparition, mais plutôt d’une sélection naturelle qui s’opère lorsqu’un corps de trois kilos rencontre une masse de plusieurs tonnes lancée à pleine vitesse.
— Je vais formuler ma question différemment. Vous a-t-on déjà rapporté des cas inexpliqués de disparitions ? Genre vols ou enlèvements ?
La femme haussa les épaules. Elle était habillée en motard. Rangers, bandana autour du cou, pantalon, gants et blouson en cuir.
— Que croyez-vous ? Que celui qui vole un chat envoie une demande de rançon aux propriétaires ? Vous savez, les gens paniquent très facilement, ils viennent nous informer de la disparition de leur animal, nous donnent une description ou un numéro de tatouage. Quand la fourrière ramène des bêtes, on vérifie. Sinon, que voulez-vous que l’on fasse ?
La piste s’effilochait déjà. Lucie insista.
— Comment fonctionne l’adoption d’un animal ?
La femme lança un regard au travers d’un store. Curieusement, elle ne le releva pas. Dehors, une ou deux ombres.
— Rien de plus simple. Vous fournissez un justificatif de domicile, remplissez un contrat dans lequel vous décrivez les futures conditions de vie de votre compagnon. Un petit chèque de trente et un euros si la bête a plus de six ans, quatre-vingt-sept euros sinon, pour les vaccins et le tatouage. Ensuite, il vous appartient.
Lucie continua à dérouler sa liste de questions, sa remontée vers la source. Elle pariait sur le rouge. Le noir sortirait-il ?
— Y a-t-il des candidats réguliers à l’adoption ? Des visages familiers ?
La femme plissa les yeux.
— Sur quoi enquêtez-vous ? Vous êtes flic ?
Cette fois, le brigadier en civil avait préparé la réplique.
— Je suis privé. Je travaille sur un réseau de trafiquants dunkerquois. Des bêtes revendues à des laboratoires de vivisection clandestins. Les SPA sont des moyens inespérés de se fournir sans peine et pour pas cher…
Corneille remplit sa tasse d’une substance noirâtre et se dirigea vers un ordinateur, au fond d’un bureau jouxtant la cuisine.
— Des candidats réguliers à l’adoption ? Des passionnés de chats et de chiens ? J’en connais, mais… toutes les informations se trouvent là-dedans, si vous voulez…
Lucie se pencha sur l’écran.
— Montrez-moi !
— Oh là ! Attendez ! Cet ordinateur est une brouette. Que voulez-vous ? Les programmes informatiques évoluent mais pas nos bécanes, faute de moyens. Il faut attendre au moins cinq minutes avant que le logiciel se charge – elle désigna la salle d’attente –, vous permettez ? J’ai un coup de fil important à passer…
Lucie acquiesça et s’installa sur une chaise bancale, du genre qu’on ne déniche plus qu’au fond des vieilles classes. La salle était propre, le carrelage net mais l’air était saturé d’odeurs nauséeuses.
Le brigadier se frotta le visage. Le sommeil revenait au galop. Quelle folie la poussait à gaspiller ses journées de repos ? Elle avait sollicité sa mère à sept heures du matin, l’exhortant de garder les petites sous le prétexte d’une intervention d’urgence. Elle avait la tête pleine à exploser d’images horribles, de corps déchirés, et elle croupissait à présent au fin fond d’une SPA à attendre l’impossible.
L’impossible ? Non… Tout se tient… Les animaux enlevés… Les aortes des capucins nouées avec doigté… Les mâles mutilés… Son degré de connaissance dans la taxidermie… L’entraînement sur des chats… Et comme par hasard on trouve une SPA à proximité de l’endroit du premier meurtre. La présence des animaux est récurrente, trop flagrante. Le tueur n’a pris goût à l’humain que très récemment. Depuis Mélodie Cunar, qui a déchaîné sa folie… Mais avant… Avant, il n’y avait que… les bêtes… pour le satisfaire… Deux mille… animaux… pour Fragonard… Il… vous…
— … ame ?… dame ? Madame ?
Sursauts hasardeux. Roulements d’yeux. Lucie s’arracha de son siège, bouche ouverte.
— Je… Quoi ? Oui, excusez-moi… Que… Quelle heure ?
— Dites donc ! Ça vous arrive souvent de dormir les yeux ouverts ? Nuit agitée ?
— Affaire délicate, répliqua Lucie. Alors, le verdict ?
— J’ai vos chiffres en long et en large ! Soixante-deux personnes ont déjà adopté plus de deux animaux. Vingt et une plus de trois. Se détachent du lot quatre candidates, de véritables arches de Noé ambulantes !
La fatigue s’évanouit instantanément.
— Donnez-moi les détails !
La Corneille esquissa un sourire en coin, traînant volontairement pour taquiner le poisson.
— Les fiches vous attendent sur l’écran de l’ordinateur…
Lucie se rua dans la pièce voisine, où il lui sembla percevoir des odeurs d’hôpitaux, genre bétadine, dakin, éther.
— Oh là ! Doucement, jeune dame ! Alors voilà la première de nos quatre tutrices… Fernande Dutour. Une retraitée qui a adopté treize chats noirs. Peut-être une sorcière, qui sait ?
Lucie assimila les informations d’un œil photographique. La femme habitait un patelin au sud de Dunkerque. Son âge, soixante-douze ans, était un critère éliminatoire.