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Du bout du gant, Corneille enfonça la touche « entrée ». D’autres noms apparurent. Ne jaillissait de l’amalgame informatique que des vieilles dames, minimum la soixantaine. Le profil de l’assassin qu’elle avait dressé projetait un âge entre vingt-cinq et cinquante ans. Un être armé de forces suffisantes pour porter un loup sur les épaules, des doigts habiles et sans arthrose pour nouer les aortes minuscules, un physique et un psychique capables de combler les appétits sexuels de Vervaecke.

Autant de divergences qui lui brisèrent le moral.

— Vous êtes certaine qu’il n’y a personne d’autre ?

— L’ordinateur est formel, toutes les adoptions sont enregistrées. On peut consulter la liste des clients avec trois animaux si vous voulez.

— Non, pas la peine.

Lucie fixa son interlocutrice dans les yeux.

— Comment vérifiez-vous l’âge des tuteurs ?

— Drôle de question… On ne vérifie pas. Il s’agit juste d’un critère informatif pour l’ordinateur, rien d’autre. Qui aurait intérêt à mentir sur son âge ? Et puis vous savez, si une personne de quarante ans nous affirme qu’elle en a soixante-dix, nous risquons de ne pas la prendre au sérieux. Je connais ces quatre clientes, elles viennent ou venaient régulièrement ici. Je vous garantis qu’elles font bien leur âge !

Lucie n’en démordait pas. Les quatre femmes habitaient la campagne autour de Dunkerque. Alimentaient-elles un enfant, un mari plus jeune et passionné de taxidermie ? Utilisaient-elles le voile de la vieillesse pour masquer les soupçons ?

— Vous arrive-t-il de vérifier ce qu’il advient des animaux adoptés ?

Corneille déshabilla Lucie du regard, balaya son corps de haut en bas, sans aucune gêne. Jalousie féminine ou autre chose ? Lucie se sentit mal à l’aise. Autour, les odeurs médicamenteuses s’amplifiaient.

— Hmm… Jamais. Les contrats stipulent que les parents adoptifs doivent accepter la visite d’un contrôleur de la SPA. Du pur baratin. On a bien d’autres chats à fouetter.

Lucie se pencha sur l’ordinateur et écrasa un doigt sur l’écran.

— Est-il possible de consulter la liste des animaux adoptés par ces femmes, de connaître leur sexe, leur race ?

Corneille se plaça derrière elle tout en plongeant une main dans la poche de son gilet.

— Evidemment. Regardez l’écran, il suffit de…

Une porte claqua. Une femme se présenta sur le seuil, un chien en miettes dans les bras. Le museau transformé en groin. L’humain gémissait plus que la bête.

— Il s’est fait renverser par une voiture ! pleurnicha-t-elle.

Corneille sortit un Kleenex et se moucha.

— J’arrive madame !

Elle s’adressa à Lucie :

— Je vous laisse fouiner. Faites fi pour l’aide. La marche à suivre est indiquée pour naviguer dans l’application. Évitez d’aller trifouiller dans mes dossiers. Ça va aller ?

— J’ai l’habitude, répliqua le policier avec un sourire.

Corneille ôta ses gants, enfila une blouse et disparut dans un glissement de coton.

Lucie s’attela à la tâche. Elle trouva rapidement le moyen de consulter la liste des animaux adoptés. Chaque élément se trouvait sur une fiche détaillée. Nom, origine, âge, race, sexe, poids, couleur, suivi des vaccins, des interventions.

Dutour, la femme aux treize chats noirs, n’avait adopté que des mâles, ce qui contredisait la logique du tueur qui ne glorifiait que les femelles. Viviane Delahaie, elle, jouait dans la diversité canine. Des chiens de toutes races, de tous âges, sexe indifférent. Pas de suivi. Dernier animal adopté en 2002. Lucie nota le nom et l’adresse sur son carnet, sans réelle conviction.

Elle bascula sur la fiche suivante. Renée Lafargue. Soixante-trois ans. Dix-huit bêtes adoptées. D’abord douze chats, puis six chiens. Comment des animaux qui se détestent par nature pouvaient-ils cohabiter en si grand nombre ? Le cœur de Lucie s’intensifiait en rebonds au fur et à mesure que ses yeux digéraient la liste. Seules des femelles avaient été adoptées. Hormis l’âge de la tutrice, tout concordait.

Merde !

Elle se frappa le front. La majeure partie des animaux présentait un suivi vétérinaire sur plusieurs années. Rappels de vaccins, interventions. Ce qui excluait leur mise à mort.

Le brigadier afficha le dernier dossier. Une dame qui ne s’intéressait qu’aux oiseaux. Canaris, inséparables, perruches…

La piste volait en éclats, ses rêves de gloire personnelle s’évanouissaient.

Pas possible, c’est forcément là !

Était-il envisageable que les dossiers aient été trafiqués ? Que cette Renée Lafargue, avec ses chiennes et ses chattes, soit effectivement le tueur ?

Arrête. C’est complètement stupide.

Elle avala à nouveau les dossiers en long en large, à la recherche d’un détail, d’éléments qui allaient dans le sens de l’enquête, de la logique meurtrière. Les écrans se succédaient. Ages, races, poids, couleurs…

Les noms donnés aux neuf chiens de Viviane Delahaie accrochèrent son regard. Lucie remarqua que la septuagénaire s’était inspirée de la mythologie antique pour nommer ses compagnons. Sisyphe, Esculape, Lycaon pour les mâles. Sthéno, Scylla, Euryalé, Ocypétés, Célaeno, Thétis pour les femelles.

Elle faillit fermer la fiche mais un mot retentit dans sa tête.

Immortelles.

Scylla… un monstre qui dévorait les marins circulant entre ses rochers. Sthéno et Euryalé… deux des trois Gorgones, si ses souvenirs étaient bons, aux cheveux de serpents, qui transformaient en pierre les mâles assez téméraires pour porter le regard sur elles.

Des immortelles particulièrement cruelles à l’égard des hommes. Des immortelles, comme par hasard… Lucie se prit la tête dans les mains et ferma les yeux.

La majeure partie des psychopathes expriment ouvertement leurs sentiments dans le quotidien, au travers d’actes ou de comportements anodins. Otis Toole et Peter Kurten étaient fascinés par le feu, symbole très fort de destruction. Jeffrey Dahmer adorait aller à la pêche avec son père, pour le simple plaisir d’éventrer les poissons… Et s’il existait un message dissimulé derrière les noms de ces chiens ? Un moyen subtil de se moquer du monde en disant : « Je vous exprime ouvertement ce que je vais faire de ces animaux, et vous ne voyez rien ? » Et si cette liste était son « erreur de jeunesse », celle qui trahissait sa nature profonde ?

Malheureusement, ses connaissances en mythologie ne lui permettaient pas de conforter sa théorie. Elle chercha une connexion à internet mais n’en trouva pas.

Merde ! Et puis merde !

Solution de secours, le portable magique. Elle appela sa mère, inventa une histoire à dormir debout avant de lui demander de faire une recherche dans son encyclopédie.

Les réponses tombèrent. Des couperets.

Ocypétés et Célaeno, des monstres épouvantables, les Harpies, qui torturaient les mortels et enlevaient leurs enfants. Immortelles.

Thétis, sirène au chant venimeux. Immortelle.

Esculape, fils d’Apollon et de Coronis. Mortel.

Lycaon, roi d’Arcadie, foudroyé par Zeus parce qu’il avait tué un enfant. Mortel.

Sisyphe, condamné à pousser un rocher qui retombait sans cesse. Mortel.

— Merci maman !

Chiens mortels, chiennes immortelles. On mutile les mâles, on naturalise les femelles.

Lucie gribouilla un « merci » qu’elle abandonna sur le clavier avant de s’évaporer. Dans sa voiture, elle rouvrit son carnet, les doigts tremblants. Viviane Delahaie… Le seul point convergeant de ses déductions, l’œil du cyclone. Et pourtant, tout jouait contre le profil établi. L’âge de Delahaie, le mélange des sexes, le suivi vétérinaire, l’absence de chats sur lesquels l’assassin avait fait ses premières armes.

Mais il fallait vérifier. Au pire, elle perdrait une heure…

À un feu tricolore, elle observa longuement les paumes de ses mains, leurs lignes de vie…