Elle frappa. Encore. Et encore…
Personne ! Ou alors cette vieille peau est sourde !
Lucie s’éloigna à reculons. Le bois gémissait, des grincements grimpaient des tréfonds invisibles. Au-delà, des coulées de brume se déversaient lentement.
Le Petit Poucet. Evil Dead. Blair Witch. Délivrance. La forêt, autel de tous les carnages.
Allez ! Un petit… effort… Tu aimes… tellement te faire… peur… On va voir… ce que tu as… dans le ventre !
La feuille tremblante longea la façade, s’approcha d’une fenêtre contre laquelle elle appuya une main en visière. Son intrusion visuelle ne lui renvoya que des formes opaques. Elle regretta d’avoir oublié de prendre une torche et affûta sa vue. Des taches difformes se décrochèrent du mur. Irrégulières, volumineuses. Ces masses curieuses conservaient leur mystère en dépit de ses efforts. Exaspérée, elle éprouva le vieux bois de poussées mesurées, fit vibrer les vitres avec l’espoir de faire céder un loquet intérieur mal rabattu. En vain.
La jeune femme fit le tour de la propriété, cogna contre chaque carreau, conservant une main contre le lierre pour se rassurer. Ses bottines s’enfonçaient dans des sillons gelés, dérangeant des feuilles décomposées, des branchages malades. Pour rompre la démesure du silence, elle chantonnait dans sa tête.
Un, deux, trois, nous irons au bois… Quatre, cinq, six, cueillir des cerises…
Géniale la chanson, de circonstance !
Revenue à son point de départ, Lucie s’immobilisa. Avec les coups sur les vitres, les canidés auraient dû s’exciter. Pourquoi la demeure renvoyait-elle cette impression d’inhabité ? Le colosse de brique ne respirait plus. La vieille avait dû déménager avec sa horde poilue pour un endroit plus accessible.
Ou alors elle est morte ! Et si personne n’était au courant ? Imagine ! Son corps pourrissant à l’intérieur, les bêtes qui s’entre-bouffent avant de mourir de faim ! Ici, pas de téléphone. Tout juste l’électricité. Et encore…
Lucie se rongea les gants. Que faire ? Mettre les voiles, patienter encore un peu ? Attendre quoi ? Elle creusa un sillon dans l’humus et dévoila la rondeur d’une pierre qu’elle ramassa. Elle soupesa le projectile.
Et vlan ! Pourquoi ne pas la balancer dans un carreau ?
Elle tourna sur elle-même, étouffée par la pression des tentacules d’écorce qui se massaient par-dessus sa tête. Même si l’œil noir de la forêt l’observait, personne ne pourrait la surprendre. Elle ferait un petit tour à l’intérieur puis disparaîtrait. Si elle ne mourait pas d’une crise cardiaque avant.
Oui mais si elle dort ? Si elle est sourde et quelle te découvre soudain chez elle ?
Elle arma le bras mais capitula au dernier moment. Plus personne n’habitait sous cette muraille de lierre. Peine perdue. Sa déception se traduisit en une ode aux noms d’oiseaux.
Elle rebroussa chemin, se mit au volant, réveilla les phares.
Mais oui ! Utilise les phares pour voir à l’intérieur de la maison ! Quelle idiote !
Soudain, une voix l’immobilisa. Un filet de miel aux tonalités de granit.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Lucie manqua d’oxygène. Se dressait dans les faisceaux lumineux une perle de magazine. Au moins un mètre quatre-vingts de prestance, chevelure brune rassemblée en chignon, la rigueur des traits celtes encadrant les douceurs orientales. Épaules carrées, malgré tout. Muscles frissonnants, sans doute. Le félin portait un pull style indien aux manches trop longues et un pantalon côtelé d’hiver.
— Je… Ex… Excusez-moi, bafouilla Lucie. Je m’apprêtais à repartir…
— Il est un peu tôt pour déranger les gens, vous ne croyez pas ? j’étais dans ma chambre. Le temps de m’habiller à la va-vite…
Lucie se racla la gorge.
— En fait, je souhaitais rencontrer Viviane Delahaie. Vous la connaissez ?
Le brigadier lui donnait vingt-cinq, maximum trente ans. Une étrange appréhension courait dans son esprit. Un curieux sentiment d’avoir déjà croisé ce regard, ces yeux au voile mystérieux. Dans une grande surface ? À Malo ? Où exactement ?
— Ma mère est décédée l’année dernière. Désormais, je m’occupe seule de cette maison… Vos phares s’il vous plaît ! Je les reçois en pleine figure !
Lucie se pencha dans l’habitacle et s’avança à nouveau.
— Désolée… Je… travaille pour la SPA de Petite-Synthe. On mène une enquête sur le devenir des animaux adoptés. Votre mère avait recueilli neuf chiens… Que sont-ils devenus après sa disparition ?
La femme aux iris de chat égyptien s’écarta du battant de la porte.
— Je peux voir votre carte ?
Elle dévoila un sourire de star hollywoodienne.
— Je plaisante. Entrez, je vais vous expliquer !
Elle est vraiment somptueuse, songea Lucie.
Le policier s’avança sur le seuil où un arc de lierre l’agrippa de ses appendices humides. La porte se referma avec son grincement de circonstance, piégeant Lucie dans un hall oblong dépourvu de fenêtres.
— L’électricité ne fonctionne plus depuis hier, s’excusa la femme. Avec ma mère, nous y avions droit à chaque hiver. Un électricien doit passer aujourd’hui. Ne bougez pas, je vais chercher un chandelier, OK ? Le jour se lève très en retard ici. D’ailleurs, même l’été, on allume parfois la lumière.
— Très bien…
La femme se dissout dans la gueule obscure. Lucie ôta ses gants et les renfila aussitôt. Une température effroyable coulait des vieilles briques. Pas de chauffage non plus. Comment pouvait-on vivre dans un tel congélateur ? Rien ne la rassurait ici. Tout aurait pu coïncider avec l’enquête. La grande maison, l’isolement, l’absence des neuf chiens. Et même, à présent, l’âge, la physionomie de la propriétaire. Grande, forte. Suffisamment intrigante pour apprivoiser Vervaecke.
Sans oublier le pull aux manches trop longues qui dissimulait les mains.
Le doute s’empara du policier, la fragilisant davantage. Elle remonta le mur gauche du hall à tâtons, intriguée par les masses entraperçues au travers de la fenêtre. Il fallait vérifier. Était-il possible que…
Ses doigts palpèrent une embrasure qui la jeta dans une pièce immense percée de deux fenêtres. Au fond, dans l’agonie du jour, elle crut deviner la carcasse géante d’une cheminée. Les taches s’accrochaient aux parois en formes indéfinissables.
Faites que ce ne soit pas ça…
Elle longea le mur, évoluant en crabe jusqu’à se positionner sous le premier renflement, et leva la main.
Des poils. Un groin. Des canines. La tête tranchée d’un sanglier.
Sa respiration s’accéléra. Elle vola jusqu’aux autres silhouettes déchirées. Biches, cerfs, renards ! Partout des têtes, des bustes figés. Et là, devant, au bord de l’âtre endormi ! Des crânes, de toutes tailles ! Des pattes coupées, des sabots sectionnés ! Des poupées aussi ! De véritables Helen Kish ou Beauty Eaton !
Le flic en dérive se laissa gagner par la terreur. Elle fonça vers le centre de la pièce en ouvrant la fermeture éclair de sa parka.
Son genou percuta une table basse, l’immobilisant instantanément sous l’effet de la douleur.
Un crochet puissant lui pressa le visage. Cinq unités de chair qui appuyaient un coton sous son nez, alors qu’un serpent décidé s’enroulait autour de son cou.
— Ne bouge pas ma petite, murmura la voix. Je voulais venir à toi et c’est toi qui es venue à moi. Peut-on souhaiter meilleur signe du destin ?
Lucie bloqua l’air dans ses poumons, frappa des pieds partout où elle pouvait. Des objets volèrent, des cris éclatèrent. Elle perdait la maîtrise de ses mouvements. Oubliées les prises d’autodéfense enseignées aux cours. Ne jaillissaient de son corps que du brut, de l’instinct. Des déchirures d’ongles, des grognements bestiaux. Ses mâchoires rencontrèrent le bras ennemi et se rabattirent comme un clapet. La femme hurla en relâchant sa prise. Un coup de coude dans le plexus la plia en deux.