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La silhouette réveilla la cheminée. Des baisers bleutés, des langues de diables affamés tourbillonnèrent en un ballet infernal. Autour, les visages intrigants des poupées anciennes, Beauty Eaton ou Helen Kish, se lissaient d’une pellicule rougeoyante. Leurs yeux grands ouverts ne reflétaient plus qu’un voile de terreur…

Le Monstre se dirigea vers le fond de la pièce, dans une obscurité permanente où s’amoncelaient des masques en latex, des mâchoires aux dents arrachées, des crânes perforés. Là, il déverrouilla une porte, alluma la lumière, s’enfonça dans un escalier en colimaçon puis bifurqua dans un tunnel où se succédaient des portes cadenassées.

Des grattements, derrière le vieux bois… Ses femelles avaient faim. La Bête entrebâilla légèrement la porte. De petites mains jaillirent et arrachèrent violemment les morceaux de salade pourrie qu’on leur tendait. De l’autre côté du mur, la colère, la peur, la rage grimpèrent, dans un seul et même hurlement désespéré. Il était temps de refermer…

Le Monstre se rendit dans une autre cave. Sa langue décrivit de belles ellipses de satisfaction sur ses lèvres. Dans un angle, le matelas délabré qui enflait d’humidité ferait l’affaire. Sa prochaine victime ne vivrait pas assez longtemps pour s’en plaindre.

Cette salle voûtée était parfaite. Il restait juste à ôter la poignée intérieure de la porte parce que, demain, la première chose qu’essaierait de faire sa nouvelle matière première serait de fuir. Évidemment…

La Bête s’enferma finalement dans un atelier souterrain et fit gémir des instruments électriques jusqu’à l’aube. Il fallait s’entraîner, progresser, encore et encore…

Dans les profondeurs de la forêt, la nuit fut horrible. Bien pire que celle imaginée par les esprits les plus tortueux…

6.

Un véritable cauchemar. Une mission quasiment impossible. Travailler plus de vingt heures d’affilée sans avoir fermé l’œil depuis deux nuits…

Devant le commissariat central de Dunkerque, le brigadier Henebelle jeta un regard vers le ciel avant d’enjamber les marches. Il allait neiger, ce matin. Elle soupira. Pas de réveillon cette année. Juste une interminable garde nocturne, le soir de tous les privilèges. Aucun policier au bas de l’échelle n’échappait au châtiment. Mais de quel droit privait-on une jeune maman du premier Noël avec ses bébés ?

Lucie déboutonna son trois-quarts en s’engouffrant dans le bâtiment, quai des Hollandais. Bref salut à l’emploi jeune de l’accueil ainsi qu’à deux ou trois collègues de la brigade des mœurs. Couloirs déserts, calme de catastrophe post-nucléaire. La majeure partie des bureaux s’était vidée à l’approche des fêtes, congés et ponts obligent. Au comptoir des mains courantes, une plaignante. Jeune, pantalon moulant, maquillage à outrance. À l’étage de la criminelle, Lucie ôta son bonnet et libéra une cascade de cheveux blonds à peine coiffés. Le chauffage poussé à son maximum rendit à ses joues creusées un teint moins cadavérique.

Elle s’installa devant son ordinateur, face à la chaise vide d’un collègue en vacances.

Salut chaise ! Comment vas-tu ? Moi ? Un peu crevée. Carrément naze, à vrai dire !

Les jumelles rivalisaient d’ingéniosité pour blanchir les nuits de Lucie, ne lui autorisant que le repos minimal nécessaire à la survie. Un sommeil inversé qui pouvait durer jusqu’à un an, avait signalé le pédiatre. Un véritable calvaire. Condamnée à somnoler le jour pour subir, la nuit, les appétits de vie des nouveau-nés.

Sans bras masculins pour la soutenir.

Aussi la reprise de son job, voilà une semaine, gravait-elle en lettres de feu la question qui la taraudait depuis l’accouchement : comment réussirait-elle à concilier le tout ? Les jumelles, la maison, le travail ? Et le repos ? Quand pourrait-elle enfin s’occuper d’elle, se maquiller, brûler les kilos superflus à renfort de footings ?

Quand la femme chasserait-elle le fantôme ?

Lucie s’enfonçait dans la paperasse informatique, quand le lieutenant Pierre Norman fit son apparition. Le visage ombragé par la paille rousse de ses cheveux, la peau ivoirine mouchetée de poussière de feu. Pas spécialement beau, le Norman, mais hypnotique, intriguant. Sûrement ses grands yeux d’un bleu très pâle, au mystère infini.

Son excellent classement au concours national de Lieutenant de Police lui avait ouvert les portes du SRPJ de Versailles, pourtant il avait refusé l’opportunité pour rester ici, dans les profondeurs nordiques. Piégé par l’odeur du pavé humide, les silhouettes suspectes dans les ports, les traques sur l’une des plaques tournantes des trafics entre l’Angleterre, les Pays-Bas et la France. Le quotidien idéal d’un flic d’action.

— J’ai appris pour ta garde de ce soir, concéda-t-il. Désolé.

— Il faut bien sacrifier une brebis pour faire traverser le troupeau…

Norman plaqua ses mains – deux sacs d’os tachetés – sur le bureau. Il désigna du menton un livre de Pierre Leclair, Cinq profils.

— Toujours plongée dans tes bouquins de psychologie ? Celui-ci parle de profilers ?

— Le terme à la mode est analyste comportemental…

Les âmes noires qui tourbillonnent, l’adrénaline des scènes de crime, le coup de fouet de l’hémoglobine… Des livres que Lucie dévorait depuis l’adolescence, cantonnée dans sa chambre, au temps des sorties en boîte et des premières cigarettes.

— Je me serais bien vue dans la peau d’un de ces spécialistes du comportement, confia-t-elle en effleurant le livre. S’infiltrer par la pensée dans la peau d’un assassin, comprendre la source du traumatisme.

— Tu n’as que vingt-neuf ans, si c’est vraiment ton truc, tu peux encore foncer.

Lucie esquissa un sourire.

— Il est plus difficile de devenir psycho-criminologue que président dans ce fichu pays !

Norman haussa les épaules.

— On n’a rien sans rien. Prépare-toi déjà au concours de lieutenant, ce sera un bon début.

La jeune femme leva les yeux au plafond.

— Tu me parles de concours ! Les jumelles me pompent toute mon énergie ! Et elles sont ma priorité. Peut-être demain… Qui sait ?

— Tu ne l’as jamais revu ?

Gorge serrée.

— Fermons la parenthèse, veux-tu ? Je suppose que tu n’es pas venu pour me parler de ça.

— Non… Une sale affaire vient de nous tomber dessus. La femme du professeur Cunar, un chirurgien traumatologiste renommé, a appelé cette nuit. Leur fillette a été enlevée, il y a quatre jours. Ils n’ont pas prévenu la police tout de suite…

Lucie se cala au fond de son siège, l’oreille attentive.

— Jamais facile de savoir ce qui est le mieux pour la vie de l’enfant dans ce genre de situation.

— Délicat, en effet. Cunar part payer la rançon aux alentours de minuit, deux millions d’euros…

— Wouah !

— Ce type est une pointure. Il habite au Touquet et opère régulièrement en Angleterre, dans les plus grands hôpitaux. Rarement chez lui. Quant à sa femme, elle vend et achète des entreprises. Une poigne de fer, paraît-il. Ces deux-là doivent gagner une vie de nos salaires en un mois… Bref, Cunar n’est jamais revenu. Envolé…

— Et la fillette ?

— Assassinée à proximité du champ d’éoliennes de Grande-Synthe, dans un entrepôt. Le commissaire et le capitaine Raviez sont sur les lieux depuis quatre heures du matin.

Lucie frissonna, élevant une pensée pour Clara et Juliette. Leurs bouches rondes et pleines, leurs yeux malicieux. Quand on donne la vie, il s’opère une transition, un accouchement cérébral qui transforme l’enfant en entité sacrée. Un avant où l’on compatissait avec les mères victimes, et un après où l’on devient ces mères, où la douleur de l’être perdu, même inconnu, vous brûle la gorge et vous arrache les tripes…